Alors que les marchés financiers sont encore chancelants après les événements des dernières semaines concernant le système bancaire américain, les experts se demandent ce qui va maintenant se passer. Il est bien difficile de faire des prévisions, bien difficile d’y voir clair. Tomaso Padoa-Chioppa est un ancien ministre italien des finances qui dirige désormais un groupe de réflexion baptisé » Notre Europe « . Laurent Cohen-Tanugi est lui un avocat d’affaires français qui a publié un rapport intitulé l’Europe dans la mondialisation. Dans Agora sur Euronews TV, tous les deux parlent de ce que l’Union européenne doit faire pour sortir de la pire crise financière survenue depuis des décennies.
Tomaso Padoa-Chioppa
C’est la première fois depuis la deuxième Guerre mondiale – je crois – qu’une crise financière majeure qui a ses racines aux Etats-Unis dans un marché immobilier américain et dans les institutions financières américaines. Reste, comme le système financier est global, comme la confiance qui est le facteur fondamental pour la stabilité est devenue un phénomène également global, cette crise est déjà une crise qui intéresse la finance internationale et donc l’Europe.
Laurent Cohen-Tanugi
Tout à fait, la crise est déjà en Europe. Alors, l’exposition des banques européenne semble être moindre qu’aux Etats-Unis mais on voit bien même les marchés émergents sont touchés, les bourses… la Russie a été obligée de fermer ses marchés boursiers pendant deux ou trois jours, la bourse chinoise a énormément chuté, donc personne n’est épargné.
Tomaso Padoa-Chioppa
Oui. Il y a un élément qui est – je crois – aussi spécifiquement américain, c’est que les ménages sont fortement endettés. Ils ont normalement emprunté pour acheter leurs maisons et ils ont tendance à dépenser les fruits d’une augmentation de la valeur de leurs maisons. Donc si tout cela change de direction, le niveau de la consommation et des achats pour les ménages américains va baisser et l’économie va en souffrir.
Laurent Cohen-Tanugi
C’est tout un système en fait qu’on appelle la finance de marché, qui s’est mis en place depuis une vingtaine d’années et qui aujourd’hui explose et que les risques qui ont été pris de manière totalement démesurée et puis des normes bancaires… on est sortis, en fait, du système de régulation bancaire traditionnel pour aller vers des systèmes de marché que plus personne ne contrôle ou ne comprend et c’est ça qui est dangereux. Pour revenir à l’Europe, ce qu’on peut dire c’est que l’Europe dans cette crise se comporte plutôt bien puisque… D’abord, c’est une chance formidable d’avoir l’euro. Deuxièmement, la Banque Centrale européenne a véritablement assuré son rôle en injectant de la liquidité depuis un an en quantités très importantes, en se coordonnant avec les autorités américaines et puis l’Europe apparaît comme une zone de stabilité aujourd’hui. C’est quelque chose de très important.
Tomaso Padoa-Chioppa
Tout à fait. Elle a ainsi démenti toutes les prévisions et les jugements négatifs qu’on avait entendus tout au début de l’euro quand on disait qu’en cas de crise financière la construction qu’on venait de mettre en place n’aurait pas fonctionné. C’est exactement le contraire qu’on a vu. Reste – à mon avis – qu’il y a une grosse lacune, c’est que la monnaie est une seule monnaie, la politique monétaire est une seule politique monétaire, les injections de liquidité se décident vite et d’une manière courageuse à Francfort, mais la supervision financière est restée cloisonnée entre pays. Elle n’est pas homogène malgré les directives communes et il n’y a pas de partage d’informations suffisant. Donc, si vraiment un établissement majeur en Europe devait se trouver en difficulté, ces défauts viendraient en lumière d’une manière très forte.
Laurent Cohen-Tanugi
C’est vrai qu’on se demande des fois si une crise d’une telle ampleur s’était produite en Europe aujourd’hui, avec le degré d’intégration, à part la BCE on ne voit pas au niveau… qu’est-ce qui remplacerait le Trésor américain aujourd’hui en Europe. C’est là où on voit quand même le déficit d’intégration et de coordination qu’on a aujourd’hui dans l’Europe financière.
Tomaso Padoa-Chioppa
Non seulement qui remplacerait le Trésor américain, mais aussi quel serait le point d’où on voit l’ensemble des systèmes financiers européens parce que du point de vue monétaire, on le voit de la BCE. Du point de vue financier, il n’y a aucun endroit où les données sont collectées et partagées. Donc je crois qu’il y a une raison pour être prudent dans l’optimisme.
Laurent Cohen-Tanugi
Pour l’avenir, comment après la décision qui vient d’être prise par le Congres américain…
Tomaso Padoa-Chioppa
Mais je pense que la clé en ce moment est la confiance. Tant que les gens sont dans la panique, elle ne bouge pas. Toute crise, par définition, est quelque chose qui se passe rapidement. Personnellement, je pense qu’il y a plus que cette crise aiguë, il y a dans le background le fait que l’économie américaine ne peut pas continuer à avoir une croissance élevée qui est fondée sur la dette extérieure et que les prix des matières premières resteront élevés et vont augmenter encore plus parce que la pression est déterminée par le fait qu’un tiers de l’humanité est en train d’élever ses niveaux de vie et nous présente un scénario – me semble-t-il – dans lequel il y aura plus d’inflation et moins de croissance de toute manière.
Laurent Cohen-Tanugi
Il y a peut-être une opportunité pour l’Europe, si on arrive à sortir de cette crise pour, prendre sa place… avec une économie américaine qui a donc les difficultés que vous dites, les pays émergents qui sont quand même, eux aussi, affectés par la crise…ou qui ont également un certain nombre de fragilités, donc l’Europe doit véritablement avoir une stratégie pour la mondialisation, une stratégie positive, que la stratégie de Lisbonne qui est une stratégie d’adaptation à la mondialisation est certes nécessaire et doit être renforcée, améliorée mais il lui faut également, à l’Union européenne, une stratégie économique extérieure pour pouvoir influencer la mondialisation et pour pouvoir jouer… l’Europe est après tout la première puissance économique et commerciale du monde, elle ne joue pas encore aujourd’hui le rôle qu’elle devrait jouer dans la régulation de l’économie mondiale.
Tomaso Padoa-Chioppa
Je suis d’accord et je crois qu’une des leçons à en tirer est qu’il faut plus d’Europe et pas moins d’Europe devant ces événements.
Laurent Cohen-Tanugi
Absolument.