1914 : le conflit sonne le glas de l’or monnaie, comme de beaucoup d’autres valeurs de ce monde. Les peuples mobilisent. L’or, cessant d’être le moteur d’une économie de paix, est appelé à reprendre l’une de ses vieilles fonctions : il est trésor de guerre.
« Amasser de l’or pour l’occasion des guerres »
Tout au long de l’histoire, il n’a guère cessé de l’être. Il a joué ce rôle entre les mains des Grecs, qui l’accumulaient dans leurs temples avec des arrière-pensées militaires, entre les mains des Perses, entre celles de Philippe de Macédoine et d’Alexandre, de Rome et de Byzance. « Toute nation doit tâcher d’amasser de l’or pour l’occasion des guerres », a conseillé l’Encyclopédie de Diderot. La Prusse, en 1813, a demandé aux femmes le don de leurs bijoux pour lutter contre les Français; elles ont, en échange, reçu des bijoux de fer, portant la mention : « Pour du fer, j’ai donné de l’or. » Les belligérants de 1914, eux aussi, font appel à l’or pour financer la lutte.
Dans la tour de Spandau, Guillaume II a pris soin d’entasser le précieux métal. Si la Russie et la France, avant 1914, ont grossi soigneusement leurs réserves d’or, c’est pareillement en prévision de la conflagration menaçante.
Le franc devient monnaie de papier, l’or est mobilisé
Puisque les États en guerre rassemblent leurs forces, les particuliers ne sauraient leur dérober les moyens du combat. A tout le moins, il n’est plus concevable de leur donner de l’or. Le premier soin des belligérants est de suspendre la convertibilité des billets. En France, dès le jour de la mobilisation, les directeurs des succursales de la Banque de France décachètent le pli secret qui leur a été adressé. Ils y ont lu « Vous cesserez immédiatement toute remise d’or. » La loi du 5 août consacre cette mesure : le franc n’est plus qu’une monnaie de papier.
Même décision en Allemagne, pour le mark, que la loi du 4 août 1914 rend inconvertible. Mais la libérale Angleterre agit différemment. Attachée à l’étalon-or qui a fait sa gloire et sa fortune, elle maintient en droit la convertibilité des billets, pour la supprimer en fait. Un Anglais viendrait-il à la Banque d’Angleterre pour demander, en échange de ses coupures, un règlement en or? Il commence par subir un long interrogatoire, il doit fournir la preuve que cet or ne sera pas fondu ni vendu à prime, et, s’il insiste, il est accompagné par un policeman chargé de contrôler l’emploi du métal. Cette procédure a de quoi décourager les citoyens d’esprit assez peu civique pour réclamer de l’or. De même, l’exportation de l’or reste libre ; mais les ports sont surveillés de telle sorte que cette permission équivaut à un embargo. Au surplus, Londres interdit la fonte des pièces, comme l’offre ou la demande d’une prime pour la monnaie métallique. Et pour éviter à la Banque d’Angleterre la peine et la honte de multiplier ses billets, le Trésor en émet, sous le nom de currency notes : c’est du papier d’État, officiellement remboursable en or, mais que ne gage aucune couverture de métal. Ainsi, avec la plus parfaite candeur, le Royaume-Uni sauve les principes.
Comme l’Allemagne, la France et l’Angleterre, tous les pays hier ralliés à l’étalon-or, ou à ce qui restait du double étalon, rompent avec le métal. Les États-Unis eux-mêmes, lorsqu’ils entreront dans la guerre, interdiront les sorties d’or.
Le métal jaune cesse de circuler en Europe : depuis germinal, la France avait frappé 696 millions de pièces d’or, représentant 3 500 tonnes ; on a vu qu’il en reste 2 800 tonnes en 1914, dont 1 200 à la Banque et 1 600 dans le public. Ce sont ces 1 600 tonnes de pièces qui perdent leur fonction monétaire. Il n’est même pas besoin de leur ôter le cours légal : elles passent sans effort des porte-monnaie au creux des coffres-forts et des bas de laine.
L’or indispensable à l’effort de guerre
Pourtant l’État en a besoin : s’il a des achats à faire à l’étranger, ce n’est pas avec des billets français qu’il peut régler ses dettes extérieures. Un appel officiel du 2 juillet 1915 convie les Français à verser leur or pour concourir à la Défense nationale. « L’or est indispensable pour acheter des munitions, disent les affiches… Échangez l’or que vous détenez, et qui ne peut d’ailleurs vous être d’aucune utilité, contre des billets de la Banque de France dont le crédit fait l’admiration du monde. Un certificat vous sera remis, constatant la somme d’or que vous aurez versée… » Des comités de l’or s’organisent par tout le pays. La Banque reçoit ainsi 380 tonnes de métal durant la seule année 1915, et plus de 700 pendant l’ensemble des années de guerre : ce qui réduit la thésaurisation privée à 900 tonnes, et devrait porter l’encaisse de la Banque à 1 900 tonnes. Mais il lui a fallu céder du métal à l’étranger, pour assurer les approvisionnements de la nation. En 1919, elle ne détient plus qu’à peine 1100 tonnes d’or. La différence a payé la guerre.
On retient ici le cas de la France, parce qu’elle était, dès 1914, de tous les belligérants européens, le pays qui possédait les plus gros avoirs en or. L’Allemagne, tout en perdant les trois quarts de ses réserves de devises, réussit à sauvegarder l’encaisse de la Reichsbank (700 tonnes), faute de pouvoir trouver suffisamment de fournisseurs extérieurs. L’Angleterre préserve l’essentiel de son avoir grâce aux crédits américains. Les États-Unis, neutres jusqu’en 1917, fournisseurs en permanence, doublent leurs réserves d’or, de 1914 à 1919.
Il est vrai que la guerre ne se paie pas seulement avec de l’or. Elle se finance avec de l’inflation. Dans le cours forcé, le papier-monnaie ne s’accrédite qu’en se discréditant.
René Sédillot – Historien