Qu’il s’agisse des cryptomonnaies, des monnaies complémentaires ou encore du retour en grâce des métaux précieux en tant qu’instruments de paiement, cette tendance à l’égard d’éventuelles nouvelles devises (ou ce retour aux anciennes) nous renseigne surtout sur l’état de défiance, pour ne pas dire de rejet, qui caractérise aujourd’hui les relations entre les citoyens et leurs institutions.
Quand la dette n’est plus légitime
Par principe, toutes les monnaies sont fondées sur la dette, depuis les origines. En effet, l’une des premières œuvres communes mises en place par une société d’individus, après la Loi, c’est la monnaie, ou tout au moins un système d’échanges basé sur un référentiel reconnu et accepté par tous. La monnaie, donc, est un outil permettant de solder immédiatement ou avec un délai une dette née de l’obtention d’un bien ou d’un service de la part d’une autre personne. Travail contre monnaie, monnaie contre denrées, etc.
L’ennui c’est qu’au fil des siècles, la monnaie s’est de plus en plus détournée de son rôle premier et, aujourd’hui, seuls 3% de la richesse des nations servent à faire fonctionner cette économie réelle. Tout le reste n’est que de la finance pure, de la spéculation, ou la monnaie devient devise auto-reproductible, ne créant plus de dette qu’envers elle-même. Mais une dette qui n’en reste pas moins à la charge des individus qui dépendent de cette monnaie. Une dette qu’ils doivent payer par le biais des impôts notamment, en échange de services publics et de prestations qui leur semblent de plus en plus éloignés de leurs besoins réels.
De cette compensation déséquilibrée est née depuis quelques années le sentiment croissant d’être prisonnier d’un système qui n’enrichit plus qu’une infime minorité au détriment d’une écrasante majorité. Dès lors, la dette qui pèse sur les individus leur semble de moins en moins légitime et ils commencent à chercher des alternatives qui les feraient sortir de ce cercle vicieux dont de nombreux signes montrent, en outre, que même leurs principaux bénéficiaires ne peuvent aujourd’hui plus vraiment en contrôler les effets.
Pas d’issue à la dette ?
Certains vont alors choisir la voie de l’autarcie. Se retirer du monde, ne plus avoir de compte à rendre, vivre replié sur eux-mêmes, produire leur nourriture, mais aussi leur énergie. Sauf qu’à moins de s’installer sur une terre vierge de toute influence étatique (ce qui n’existe plus vraiment sur notre planète) ils restent malgré tout assujettis à ce qu’on appelle une « dette d’autorité » pour parler comme John R. Commons, à savoir celle souveraine de l’État sur le territoire duquel ils résident. A minima, cela se traduit par un impôt, cette espèce de dette à vie qu’on peut seulement honorer par des paiements réguliers et dont seule la mort peut libérer, quel que soit l’endroit où on décide de vivre.
Cela peut sembler outrancier de s’exprimer ainsi, mais en 2008, Bruno Theret (docteur en sciences économiques, directeur de recherches au CNRS et au Centre d’Etudes Européennes de Sciences-Po, entre autres fonctions) écrivait que, vis-à-vis de la monnaie, « la mort constitue la première forme de manifestation d’une souveraineté » d’un individu, en ce sens que seule cette issue fatale le délivre de ses obligations à l’égard d’un système dans lequel il est englué malgré lui.
Une monnaie dévoyée pour une dette non consentie
Pas étonnant que quelques individus aient cherché un moyen moins définitif pour tenter d’échapper à la monnaie comme à la dette. Pour beaucoup, la principale raison du dévoiement de la monnaie tient au fait qu’elle a été retirée aux citoyens (ou à leur émanation institutionnelle) pour la confier à des tiers, en particulier les banquiers centraux, qui ne la voient plus que comme une marchandise qu’ils s’échangent entre eux, et qu’ils produisent en masse au gré de leurs besoins, sans égards pour la réalité de la richesse que cette monnaie est censée représenter.
Cela s’est traduit par une réelle perte de souveraineté pour les États, mais pire encore, pour les Nations qui les avaient constitués, et donc pour les individus eux-mêmes.
Aujourd’hui, tandis que les devises sont devenues des outils spéculatifs aux mains des banquiers centraux de la planète, lesquels se sont débrouillés pour que leur mécanique bien huilée ne les rende responsables que des gains, la monnaie en tant qu’instrument de liberté des peuples à disposer d’eux-même n’est plus, ou presque. Elle ne sert plus qu’à financer des dettes qui ne nous concernent pas et, surtout, auxquelles nous n’avons pas consenti.
Des monnaies complémentaires au service des individus
L’émergence des monnaies complémentaires a plus ou moins coïncidé avec cette prise de conscience, avec comme but avoué de mettre en place un système économique sain et vertueux au service des individus. Évidemment, ce genre de projet est difficile à mettre en œuvre sur une vaste échelle dès le départ et, sans aller aussi loin que la tendance autarcique précédemment citée, la plupart de ces devises « officieuses » se sont donc d’abord développées à l’intérieur de groupes humains restreints, au niveau communal le plus souvent. C’est d’ailleurs pourquoi on a généralement tendance à confondre monnaie complémentaire et monnaie locale.
Mais il existe des monnaies complémentaires qui ne se revendiquent pas toujours comme telles et qui servent pourtant de moyens de paiement au-delà d’une zone géographique donnée. Les chèques déjeuner en sont un bon exemple. Le WIR suisse en est un autre, et même encore plus proche de l’objectif visé par le principe de monnaie complémentaire.
L’ennui avec ces systèmes, c’est que, sauf à de rares exceptions près, ils sont généralement conditionnés à un usage bien particulier. Et comme ils n’ont pas vocation à se substituer à la devise officielle dans l’économie réelle, ils contribuent de manière très minime à la réappropriation de la monnaie par les individus.
Libérer la monnaie pour libérer ses usagers
C’est en partant de ce constat, et à la suite de la crise de 2008 qui a dévoilé les excès de la finance moderne, que les cryptomonnaies ont été inventées. Avec les cryptomonnaies, dont le bitcoin n’est qu’un des avatars, les initiateurs de ce qui n’est encore qu’une expérience économique et sociale ont voulu rendre la monnaie à ceux qui s’en servent vraiment, aux agents économiques, sans la moindre influence d’un quelconque pouvoir central dont on sait maintenant qu’il a toujours vocation, un jour ou l’autre, à servir certains intérêts particuliers au détriment de l’intérêt général.
Mais au-delà même de l’idée d’échapper à toute contrainte réglementaire, les cryptomonnaies ont été développées avec un objectif plutôt sain qui consiste à rendre aux usagers la pleine et entière compétence en matière de contrôle de la monnaie. Contrôle qu’ils ont depuis longtemps perdu avec les devises officielles. Ainsi, avec la blockchain, tout le monde peut théoriquement vérifier la validité mais aussi l’historique de chaque unité monétaire en circulation, sans passer par un quelconque organisme de régulation géré par une minorité qui ne tarderait pas à se prendre pour une élite.
Le problème c’est que l’absence de régulation étatique a également attiré des individus qui ont vu là une opportunité d’opérer certaines transactions en toute discrétion. Des opérations bien souvent illégales et qui ont rapidement entaché la réputation des cryptomonnaies. Aujourd’hui, on sait que la majeure partie des transactions effectives en bitcoins concernent des activités criminelles.
Les spéculateurs eux-aussi se sont récemment emparés de cette nouvelle forme de « valeur dématérialisée« , la faisant littéralement exploser au cours du second semestre 2017… pour la laisser retomber comme un soufflé trop cuit quelques semaines plus tard, après que certains ont su en tirer profit au détriment du plus grand nombre, une fois encore.