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Voilà 60 ans que les Etats-Unis s’opposent à toute évolution du système monétaire vers une dilution substantielle de l’hégémonie de leur devise. En conséquence, le nouvel ordre monétaire se tisse à la fois petit-à-petit, au rythme d’accords bilatéraux ou régionaux, et par à-coups, au rythme des rapports de force caractéristiques de la realpolitik. Après avoir vu comment nous en sommes arrivés là, le moment est venu de se poser la question qui s’ensuit :  comment se présente le prochain épisode de la guerre des monnaies ?

« Dédollarisation : la fin de partie a commencé » 

En 2020, je vous ai proposé un feuilleton en 12 épisodes retraçant l’évolution du système monétaire depuis les accords de Bretton Woods jusqu’à la stratégie de la Chine pour libérer l’Asie de la suzeraineté monétaire et juridique américaine, en passant par les révoltes de l’Europe et de Satoshi Nakamoto face à l’hégémonie du dollar.

Dans le rapport In Gold We Trust 2020, Stöferle et Valek (S&V) estimaient que le fruit de la dédollarisation était mur et qu’il n’attendait plus qu’un coup de vent pour tomber.

Pour rappel, « La « dédollarisation » [consiste à] réorganiser prudemment une architecture monétaire dépassée vers un nouveau système qui soit équilibré du point de vue de toutes les grandes puissances – et qui puisse servir de base à un ordre économique mondial multipolaire », comme l’écrivaient S&V dans leur rapport In Gold We Trust 2018.

Et voici le constat général que les deux analystes d’Incrementum posaient dans l’édition 2020 de leur rapport : « Dès lors que l’on traite de devises, alors il faut presque toujours en venir à traiter d’énergie, en particulier de pétrole. Après tout, le système actuel du dollar américain est basé sur le commerce de « l’or noir ». Nous voyons un lent cheminement vers un monde multipolaire dans lequel le dollar américain, l’euro et le yuan jouent un rôle de monnaies d’échange pour le pétrole et de monnaies de réserve. Le dollar américain pourrait continuer à être le numéro un incontesté sur le plan structurel et, au final, au niveau mondial. Cependant, au-delà des pas de géant qui nous éloignent du dollar américain, comme l’introduction d’une monnaie européenne commune ou la cotation des cours de l’or et du pétrole en yuans, il y a eu de nombreux petits pas. Le débat autour de la Libra et la réaction nerveuse des banquiers centraux et des politiciens ont montré à quel point le système construit autour de la monnaie clé qu’est le dollar américain est devenu fragile. »

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Pour ce qui est du propos que tenaient S&V dans le rapport IGWT 2021, il peut être résumé dans ce constat posé par Stephen Roach en juin 2020 : « Pendant presque 60 ans, le monde s’est plaint mais n’a rien fait. Cette époque est révolue. »

S&V y dressaient 4 grand constats :

  • « La Chine travaille sur tous les fronts pour saper l’hégémonie du dollar américain. La Russie et l’Europe en profitent également.
  • L’e-yuan [la monnaie numérique de la banque centrale de Chine] a parcouru un long chemin, mais le fait que la Chine utilise cette monnaie comme un outil de surveillance en rebute plus d’un. Que vont faire l’Europe et les États-Unis ?
  • […] la Fed est encore hésitante au sujet d’un dollar numérique.
  • Les banques centrales du monde entier continuent d’acheter de l’or, notamment en Europe de l’Est. L’euro pourrait sortir renforcé de la crise. »

12 mois après la sortie de ce rapport, le système monétaire international est bouleversé.

« Un nouvel ordre international émerge » !

Cette année, c’est une citation de Charles Gave qui figure en sous-titre du chapitre consacré au système monétaire : « Le monde est en train de se scinder en deux zones économiques distinctes : l' »empire de la mer », ou « bloc occidental » des nations, et l' »empire de la terre », ou « bloc oriental« . La devise du premier est basée sur la monnaie fiduciaire, et celle du second sur le tandem émergent des matières premières, l’or et le pétrole. »

C’est évidemment l’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février qui est venue changer la donne. « L’année 2022 restera comme un tournant dans l’histoire de la politique monétaire internationale. […] Les champs de bataille ne se trouvent pas seulement sur le terrain en Ukraine ; une autre guerre se déroule sur les marchés financiers. Nous pourrions être en train d’assister à l’émergence d’un nouvel ordre monétaire mondial en temps réel », écrivent S&V.

« Quand la monnaie devient une arme » ! Comprendre ce danger…

Suite au gel par l’Occident des réserves de devises russes au printemps 2022, la « dédollarisation » est désormais un sujet « mainstream », constatent S&V. Rappelons que les deux Autrichiens dédient un chapitre de leur rapport à cette thématique depuis 2017.

3 mars 2022 : « Si les réserves de change russes ne sont pas vraiment de l’argent, alors le monde va avoir un choc. »

Cet évènement « constitue le plus grand bouleversement du système monétaire international depuis le choc de Nixon en 1971 », selon S&V. L’Official Monetary and Financial Institutions Forum (OMFIF), un think-tank fondé en 2010, partage ce point de vue : « Il s’agit d’une rupture majeure dans l’ordre monétaire international créé par Bretton Woods II. Les sanctions créent de facto un nouvel ordre dans lequel les réserves des banques centrales ne valent plus que ce que [les Etats qui émettent les] monnaies de réserve dominantes veulent qu’elles valent. »

Que s’est-il passé, en pratique ?

Les deux tiers des réserves de change de Moscou ont été gelés. Elles n’ont donc pas été saisies, mais l’Occident en a bloqué l’accès à la Russie. De la même manière que Nixon avait fermé la « fenêtre sur l’or » en 1971, les Etats-Unis et l’UE ont « fermé la fenêtre sur le forex » (marché des changes) vis-à-vis de Moscou, pour reprendre l’expression de Luke Gromen. Avec cette mesure, le recours aux devises occidentales en tant qu’armes de guerre financière a fait un grand bond en avant.

La totalité des réserves d’or russes (20% du total des réserves russes) étant stockée à Moscou, Vladimir Poutine garde la main sur son métal. « Néanmoins, l’Occident tente également de bloquer cette composante des réserves et interdit le commerce de l’or russe partout où cela est possible : dans les pays du G7 et de l’UE », comme le relèvent S&V. A cet égard, les rapatriements des réserves d’or mis en œuvre depuis le milieu des années 2010 prennent une tout autre saveur, n’est-ce pas ?

Quelles réactions de la Russie, la Chine, de l’UE et de l’Arabie saoudite ?

En dépit de ses velléités d’émancipation monétaire, l’Union européenne s’est jusque-là « clairement alignée sur Washington », comme le relèvent S&V.

Le 16 mars, Vladimir Poutine a tenu des propos très clairs sur ce qui est en jeu : « Le gel illégitime d’une partie des réserves de devises de la Banque de Russie marque la fin de la fiabilité des actifs dits de premier ordre. En fait, les États-Unis et l’UE ont manqué à leurs obligations envers la Russie… Tout le monde sait maintenant que les réserves financières peuvent tout simplement être volées. Et de nombreux pays dans un avenir immédiat peuvent commencer – et je suis sûr que c’est ce qui va se passer – à convertir leurs actifs papier et numériques en réserves réelles de matières premières, de terres, de nourriture, d’or », a déclaré le président russe.

Comme le relèvent S&V, « C’est une stratégie que la Chine, par exemple, applique depuis longtemps. […]  Depuis de nombreuses années, [l’Empire du Milieu] rachète des terrains, des actifs et des gisements de matières premières dans le monde entier. »

Ce n’est pas tout. Le gel des réserves russes pourrait bien conduire l’un des plus anciens et précieux alliés des Etats-Unis à basculer dans l’autre camp. Nous avions vu l’année passée que les relations entre Washington et Riyad sont en lambeaux, les Saoud regardant chaque jour un peu plus du côté de Pékin. Suite aux sanctions occidentales vis-à-vis de la Russie, voici comment Louis-Vincent Gave imagine les interrogations qui doivent fuser dans l’esprit de l’élite de la monarchie absolue islamique : « Est-il invraisemblable d’imaginer que, dans quelques années, les gouvernements occidentaux décident que les producteurs de combustibles fossiles doivent payer pour les dommages causés par le changement climatique, ce qui conduirait à la confiscation des biens de la famille royale saoudienne ? » Autant dire que les Saoud doivent suivre de très près ce qui est en train de se jouer…

Ceci posé, comment l’ordre monétaire est-il susceptible d’évoluer ?

C’est justement ce dont je vous parlerai la semaine prochaine.

A lundi !

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Nicolas Perrin
Diplômé de l’IEP de Strasbourg, du Collège d’Europe et titulaire d’un Master 2 en Gestion de Patrimoine, Nicolas Perrin a débuté sa carrière en tant que conseiller en gestion de patrimoine. Auteur de l’ouvrage de référence "Investir sur le Marché de l’Or : Comprendre pour Agir", il est désormais rédacteur indépendant. Il s’intéresse au libéralisme, à l’économie et aux marchés financiers, en particulier aux métaux précieux et aux crypto-actifs, sans oublier la gestion de patrimoine. Twitter : @Nikookaburra

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