Le monde est à nouveau le théâtre d’une guerre des monnaies. L’invasion de l’Ukraine par la Russie signe l’émergence d’un « nouvel ordre international », selon Ronald-Peter Stöferle et Mark J. Valek. A quoi pourrait ressembler le prochain système monétaire ?
De la conférence et des accords de Bretton Woods à « Bretton Woods III »
Zoltan Pozsar est le responsable mondial de la stratégie de taux d’intérêt à court terme de Crédit Suisse. Expert des matières premières et des marchés de taux, il est sans doute celui qui a produit l’analyse la plus approfondie de ces développements.
Lui aussi voit dans la « fermeture de la fenêtre sur les changes » une rupture dans le système monétaire international annonciatrice d’un « Bretton Woods III ».
Récapitulons-nous : Bretton Woods désigne l’ordre monétaire reposant sur l’ancrage dollar-or décidé en 1944, et Bretton Woods II est le système d’étalon pétrodollars/eurodollars qui a pris le relai après le « choc Nixon » de 1971.
A quoi pourrait ressembler un « Bretton Woods III » ? Voici ce qu’écrit Pozsar : « Cette crise ne ressemble à rien de ce que nous avons connu depuis que le président Nixon a retiré le lien qui unissait le dollar américain à l’or en 1971, entérinant la fin de l’ère de la monnaie basée sur les matières premières. » […] « Lorsque cette crise (et cette guerre) sera terminée, le dollar américain devrait être beaucoup plus faible et, à l’inverse, le renminbi beaucoup plus fort, soutenu par un panier de matières premières. » […] « Une fois cette guerre terminée, l’argent ne sera plus jamais tel qu’il est aujourd’hui. »
S&V résument la vision de ce spécialiste en 4 points :
- Davantage de nationalisme et de protectionnisme ;
- Des budgets militaires plus élevés ;
- Un intérêt beaucoup plus grand pour les actifs réels comme l’or ou les matières premières ;
- L’inflation – du moins… en Occident.
Dans un tel système, l’Union européenne serait-elle vouée à être dépassée par ses concurrents asiatiques et américains ?
Les états européens, « bien préparés à un monde dans lequel les matières premières serviraient d’ancrage aux devises »
Ce n’est pas ce qu’expliquent S&V : « Ce qui est frappant au vu des sanctions et de cette nouvelle phase de realpolitik, c’est que l’Europe occidentale semble être en bonne position – surtout en ce qui concerne l’or. Avec plus de 12 000 tonnes, la zone euro détient les plus grandes réserves d’or au monde. Les États-Unis en possèdent encore environ 8 000 tonnes. Et si l’on examine l’importance des réserves d’or par rapport aux autres réserves monétaires, le tableau est clair.
Réserves d’or en % des réserves totales, T1/2022
Des pays comme l’Allemagne (66 %), l’Italie (63 %) et la France (58 %) sont bien préparés à un monde dans lequel les matières premières serviraient d’ancrage aux devises, même s’ils ne peuvent guère se targuer de produire eux-mêmes des matières premières. Le Portugal, les Pays-Bas et l’Autriche misent également sur l’or, ainsi que les « Stan » : le Kazakhstan, l’Ouzbékistan et le Tadjikistan. »
Pour que le point de vue de S&V se vérifie, il faudrait bien sûr d’ici-là que le président français réprime les pulsions qui le conduisent inlassablement à passer par-dessus bord nos bijoux de famille.
Quid de la Russie et de la Chine ?
L’alliance qui est train de se renforcer entre ces deux pays colle parfaitement avec la vision de Pozsar.
Vers la fin du système dollar-centrique hérité de 1971 ?
Le rapprochement entre la Moscou et Pékin n’est pas une nouveauté. Cependant, en 2022, les deux géants ont passé la vitesse supérieure.
Quelques semaines avant l’invasion de l’Ukraine, la Russie concluait un important accord gazier avec la Chine, lequel devait donner lieu à des règlements en euros. Comme le relèvent S&V, Vladimir Poutine ne s’attendait sans doute pas au gel de ses réserves libellées en euros. Il s’agit cependant d’un signe clair que la relation entre Moscou et Pékin ne s’est jamais aussi bien portée, mue par un désir commun d’en finir avec l’hégémonie du dollar.
4 février 2022 : « La Russie et la Chine conviennent d’un accord gazier à 30 ans via un nouveau gazoduc, avec des règlements en euros. »
Ce n’est pas tout.
Début février 2022, « la Russie et la Chine ont conclu le plus grand traité d’amitié de leur histoire. Il ne s’agit pas d’une alliance formelle (car de telles alliances sont fondamentalement rejetées par la Chine) mais d’un pacte contre l’Amérique et l’Occident. C’est un document que les historiens pourraient considérer comme le début d’une nouvelle guerre froide. » Comme on peut le lire dans Le New Yorker, « Bien qu’il ne s’agisse pas d’une alliance formelle comme l’OTAN, l’accord reflète une démonstration de solidarité plus élaborée que par le passé. Il s’agit d’une promesse de faire front commun contre l’Amérique et l’Occident, tant sur le plan idéologique que militaire« , a déclaré M. Robert Daly [directeur de l’Institut Kissinger sur la Chine et les États-Unis]. ‘’Cette déclaration pourrait être considérée comme le début d’une deuxième guerre froide’’ [a-t-il ajouté] »
7 février 2022 : « La Russie et la Chine dévoilent un pacte contre l’Amérique et l’Occident »
Les Européens ont fait l’expérience du « partenariat sans limites » entre Poutine et Xi (comme ces deux chefs d’Etat aiment à le rappeler) lorsque début avril, Xi a soutenu son allié russe en décidant de rester neutre vis-à-vis de la guerre en Ukraine. Histoire d’enfoncer le clou, fin avril, Pékin qualifiait le pacte d’amitié avec la Russie de « nouveau modèle de relations internationales », défiant plus avant le bloc occidental.
Le 11 mars 2022, c’est au plan monétaire et financier que la Russie, au travers de l’Union économique eurasiatique (UEE, organisation fondée en 2014 et regroupant l’Arménie, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, dirigée de facto par la Russie, son 5ème membre) et la Chine ont annoncé renforcer leur coopération.
Accrochez-vous : c’est le clou du spectacle ! Voici ce que leurs représentants ont convenu lors d’une vidéoconférence : « À l’issue de la discussion, il a été décidé d’élaborer un projet de système monétaire et financier international indépendant. Celui-ci sera sans doute basé sur une nouvelle monnaie internationale, laquelle sera calculée comme un indice des monnaies nationales des pays participants et des prix des matières premières. »
14 mars 2022 : « L’UEE et la Chine élaboreront un projet de système financier international. Il est censé être basé sur une nouvelle monnaie. »
Dans une interview donnée le 14 avril 2022, le politicien et économiste russe Sergey Glazyev (en photo ci-dessus), Commissaire à l’intégration et à la macroéconomie au sein de la Commission économique eurasienne, l’organe exécutif de l’UEE, a expliqué comment il envisage le système financier et monétaire du futur.
Comme l’indiquent S&V, Glazyev « décrit la formation d’un FMI oriental qui fonctionnerait de manière totalement indépendante du système actuel. Celui-ci serait fondé sur une nouvelle monnaie synthétique adossée à la fois aux monnaies nationales et aux matières premières. »
Glazyev décrit 3 phases de transitionvers ce nouvel ordre économique et monétaireque S&V résument dans les termes suivants :
- « Dans la 1ère phase, de nombreux pays reviendraient à leur propre devise dans le commerce international. »
- « La 2ème phase consiste à créer des mécanismes de fixation des prix qui ne nécessitent pas de recourir au dollar américain. »
- Ici, je vous propose une citation de Glazyev : « La 3ème et dernière phase de la transition vers le nouvel ordre économique impliquera la création d’une nouvelle monnaie de paiement numérique fondée sur un accord international reposant sur des principes de transparence, d’équité, de bonne volonté et d’efficacité. Je m’attends à ce que le modèle d’une telle unité [de compte] monétaire que nous avons développé joue son rôle à ce stade. Une telle monnaie peut être émise sur la base d’un pool de devises de réserves des BRICS [Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud], auquel tous les pays intéressés pourront adhérer. »
Le grand partenariat eurasiatique (Association des nations de l’Asie du Sud-Est, Union économique eurasiatique, Organisation de coopération de Shanghai)
Projet sino-russe de système monétaire et financier international indépendant
Le processus de dédollarisation a débuté bien avant le début de la guerre en Ukraine. Selon Glazyev, la 1ère phase « est presque terminée : après le « gel » des réserves de la Russie en dollars, en euros, en livres et en yens, il est peu probable qu’un pays souverain continue d’accumuler des réserves dans ces devises. Leur remplacement immédiat a lieu en devises nationales et en or« , estime l’économiste.
La 2ème phase est également bien avancée. Comme le rappellent S&V, « en Chine, le cours de l’or et du pétrole est désormais fixé en yuan. Mais le yuan ne deviendra pas le successeur direct du dollar américain, comme l’indique M. Glazyev, [la devise chinoise] n’étant pas convertible et les marchés de capitaux chinois étant en partie fermés aux étrangers. L’or ne pourrait pas non plus jouer ce rôle car il n’est pas assez pratique en tant que moyen de paiement. Il faut donc quelque chose de nouveau : une « nouvelle monnaie de paiement numérique ». D’où la 3ème phase. »
Que penser d’un tel système ?
Ce projet de système monétaire indépendant vise donc à ancrer la valeur de la monnaie sans la lier au dollar. Le nouveau point de référence est tout trouvé avec l’or et les matières premières puisque la Russie déborde de pétrole et de gaz et est également le 3ème producteur d’or au monde, derrière l’Australie et la Chine.
Comme l’indiquent S&V, cela ressemble « au plan de l’Occident basé sur les droits de tirage spéciaux [DTS] qui ont été créés dans les années 1960 comme un actif de réserve neutre, fondé sur un panier de devises. À une différence près, cependant : le panier de devises de l’Est comprendra également un « indice des prix » de matières premières importants […] : or, métaux industriels, pétrole et gaz, céréales, sucre – et même eau. » En somme, « Cela ressemble à une mise en œuvre pratique du système décrit par Zoltan Pozsar. »
Un tel plan constitue donc une menace directe contre le système actuel reposant sur le dollar. Non seulement il lui est concurrent mais « les dettes accumulées dans l’ancien système pourraient être déclarées nulles et non avenues », soulignent S&V…
Mais l’alliance entre la Russie et la Chine n’est pas le seul problème des Etats-Unis. Washington pourrait bien être en passe de perdre son allié le plus important au Moyen-Orient, comme je vous le raconterai la semaine prochaine.
A lundi !