Une ruée vers l’or inspirée par Le comte de Monte-Cristo, des rêves de fortunes fabuleuses attirant des prospecteurs anonymes mais aussi Rockfeller et le fondateur de la dynastie Trump, des catastrophes en série faisant passer en quelques années le site de ville champignon à ville fantôme : c’est l’histoire vraie, digne des plus grands romans d’Alexandre Dumas, de la ville de Monte Cristo.
L’année: 1889. Le lieu: les Cascades, portion nord des Rocheuses, des montagnes qui longent la côte ouest des Etats-Unis à environ 200 kilomètres de l’océan Pacifique. Quelques prospecteurs se frayent péniblement un chemin dans une zone complètement inaccessible de cette région inhabitée. Cela fait quarante ans que la ruée vers l’or a commencé en Californie, loin au sud, et la concurrence est rude pour trouver de nouveaux gisements. Après avoir atteint au prix de terribles efforts une passe entre deux pics, les hommes – sans doute les premiers Blancs à s’être jamais aventurés en ces lieux sauvages – découvrent une vallée qui les séduit instantanément. Non pas tant parce qu’elle est d’une farouche beauté, avec ses pics déchiquetés et ses forêts profondes, mais parce qu’elle ressemble à un paradis pour prospecteurs: tout laisse à penser qu’elle regorge d’argent, d’or, de cuivre, de plomb, de fer, etc.
« L’accès à la région était tellement difficile… »
Nos hommes passent immédiatement à l’action : ils marquent à leur nom les meilleures parcelles de terrain, effectuent des prélèvements, vont les faire expertiser en ville, étendent leurs explorations. Leur première impression se confirme: la vallée recèle d’exceptionnelles richesses minières. Une fortune sans limite est à leur portée…
Enfin, à un menu détail près : ces colossales richesses sont pour l’heure complètement inaccessibles ! Cette vallée Eldorado – elle n’a même pas de nom – ne peut être atteinte qu’au prix de plusieurs jours de marche et d’escalade. Les prospecteurs n’ont même pas réussi à faire passer leurs bêtes de somme ! Des exploitations minières ne peuvent être envisagées qu’à condition d’édifier des moyens de communication.
Un an plus tard, à l’été 1890, les pionniers reviennent sur place et cherchent une solution. Pas question de s’appuyer sur leurs propres forces et de développer le site en le « gardant pour eux ». Il leur faut au contraire mobiliser des appuis extérieurs, financiers et techniques, considérables. Une scène clé se déroule alors, que raconte l’historien de la ville, Philip R. Woodhouse, dans son livre Monte Cristo (Editions The Mountaineers, Seattle, 1979). « L’accès à la région était tellement difficile, écrit-il, que le capitaliste moyen serait réticent, au mieux, à l’idée de soutenir cette opération. Ce qu’il fallait, c’était donner un nom au camp – un nom qui non seulement enflammerait l’imagination des hommes où qu’ils soient, mais dont la simple mention évoquerait l’idée de richesse. Ainsi la conversation autour des feux de camp revenait inévitablement sur la question du nom à donner à l’endroit. Durant l’une de ces discussions interminables, Fred Wilmans fit la remarque que le titre d’un livre qu’il avait avec lui – « Le comte de Monte-Cristo » d’Alexandre Dumas – faisait venir à l’esprit des images de grandes richesses ainsi qu’un sens du mystère. Tous les hommes présents – une demi-douzaine à peu près – avaient lu le livre et, après en avoir discuté un moment, tout le monde tomba d’accord pour appeler le nouveau camp Monte Cristo en l’honneur de ce maître imaginaire de l’intrigue et de la fortune ».
Monte-Cristo, synonyme de richesses illimitées
Deux éléments frappent dans ce compte-rendu. D’une part l’approche résolument marketing, très moderne, de ces prospecteurs cherchant le meilleur moyen de « vendre » leur rêve de fortune. D’autre part, le fait que tous ces hommes, dont on imagine qu’ils n’étaient pas des intellectuels de profession, avaient lu le roman d’Alexandre Dumas. Cela n’était pourtant peut-être pas si étonnant. Paru en France en 1844 et traduit très vite aux Etats-Unis, Le comte de Monte-Cristo jouissait alors dans ce pays d’une extraordinaire popularité. De multiples « suites » attribuées faussement à Dumas y étaient écrites par des auteurs américains anonymes, dotant le comte mythique d’une famille étendue: The bride of Monte Cristo, Monte Cristo and his wife, Monte Cristo’s daughter, etc. La littérature populaire, sous forme des « dime novels », fascicules très bon marché diffusés massivement, multipliaient les histoires de « nouveaux Monte-Cristo », généralement des récits totalement absurdes mettant en scène des adolescents se trouvant suite à des péripéties invraisemblables à la tête de colossales fortunes… Pour le public américain de la fin du XIXème siècle, autrement dit, le nom de Monte-Cristo était bien devenu synonyme de rêve de richesses illimitées.
Les prospecteurs avaient vu juste: en baptisant leur vallée « Monte Cristo » (les Américains ne mettent pas de trait d’union, contrairement aux Français) ils enflamment les imaginations. Des businessmen ayant fait fortune dans d’autres exploitations minières apportent des financements, ils recrutent des renforts et la mayonnaise prend: la presse se déchaîne sur le thème de « la plus riche région minière du monde », la ruée vers la vallée commence. Ruée d’hommes et de ces capitaux tant désirés: dès 1891, le magnat John D. Rockefeller lui-même investit massivement dans les sociétés minières locales.
Route et chemin de fer
Tout cela permet de lancer très vite de gigantesques travaux. Une route est d’abord construite pour faire passer les chevaux puis, surtout, une ligne de chemin de fer est édifiée. La construction du « Chemin de fer d’Everett et de Monte Cristo » (Everett, au nord-est de Seattle, est la ville côtière qui recevra les minerais de la vallée) commence en 1892. Un tracé est choisi non sans mal: il faut percer de nombreux tunnels et passer en corniche dans une gorge où coule un paisible torrent.
Simultanément, quelques bâtiments en bois apparaissent au fond de la vallée, permettant aux premiers mineurs d’y passer l’hiver. Une expérience éprouvante, d’ailleurs: ils demeurent coupés du monde des mois durant, bloqués par l’extraordinaire quantité de neige qui s’abat sur la région.
En 1893, tout se met en place. Les trains arrivent jusqu’à Monte Cristo, des « téléphériques » destinés à transporter le minerai des mines situées haut dans les montagnes jusqu’au chemin de fer au fond de la vallée apparaissent sur les pentes rocheuses. L’année suivante, la production démarre pour de bon: l’âge d’or de Monte Cristo peut commencer.
Dans la deuxième partie, nous vous présenterons l’apogée de ce nouvel eldorado pour chercheurs d’or et businessman à l’instar de Rockfeller.