Avant d’être théorisé, le bimétallisme a d’abord été une réalité monétaire ancrée dans une tradition pluriséculaire. Voyons pourquoi, après avoir régné pendant des siècles, ce système a passé le relai à l’étalon or…
L’« État de nature » monétaire : la coexistence des métaux monétaires de toutes origines
Voici comment René Sédillot, dans son Histoire de l’or (Fayard, 1972), brosse le portait de la situation monétaire à l’aube des Temps modernes : « Les frontières monétaires, que les souverains voudraient infranchissables, sont pratiquement ignorées. Toutes les monnaies circulent et sont acceptées, pourvu que les changeurs les aient authentifiées. » C’est ainsi qu’on voit des pièces italiennes en France, des pièces françaises au Mexique, et des pièces de frappe mexicaine en Chine.
L’or n’est que le métal des gros règlements. Il sert à payer un navire ou un château, et non les transactions courantes. Seuls les gouvernements et les gros négociants en voient la couleur.
Écu en France, piastre en Espagne, shilling en Angleterre, thaler dans les pays allemands : dans la plupart des pays, la monnaie de base est faite d’argent.
Certains États lui préfèrent le billon, un alliage de (beaucoup de) cuivre et (d’un peu) d’argent, ou encore le bronze (un alliage de cuivre et d’étain).
Jusqu’à la généralisation de l’étalon-or dans les années 1870, les métaux coexistent.
Quelle est la définition simple du bimétallisme ?
Grosso modo, durant les 3 siècles qui suivent la découverte de l’Amérique en 1492, l’or comme l’argent jouissent de la frappe libre et du plein pouvoir libératoire. C’est le régime du bimétallisme.
Bimétallisme, monométallisme et étalon-argent
On pourrait cependant objecter qu’il s’agit en fait d’un étalon-argent. En effet, l’unité de compte est souvent définie uniquement en argent, la loi monétaire tarifant les monnaies d’or par rapport à cette unité de compte.
Ainsi, héritier d’une tradition pluriséculaire, le bimétallisme est avant tout un fait historique, avant d’être une théorie économique et une réalité politique.
Qu’est-ce que l’étalon-or ?
Benjamin Disreali, Premier ministre du Royaume-Uni de 1874 à 1880, assure que « plus d’hommes ont été rendus fous par l’étude de l’étalon-or que par l’amour ». Et pour cause, on peut donner au moins quatre définitions de l’étalon-or.
Quelle est la différence entre l’étalon-or et le bimétallisme ?
Pour simplifier, retenons que les régimes monométalliques d’étalon-or ne reposent que sur un seul métal (l’or), quand les régimes bimétallique reposent sur deux métaux (le plus souvent, l’or et l’argent).
Quels sont les avantages d’un système bimétallique ?
En permettant de recourir à deux métaux à des fins monétaires, le bimétallisme présente l’avantage d’augmenter la masse monétaire. C’est pourquoi les États ont longtemps préféré assoir leur monnaie non pas sur un, mais sur deux métaux.
Ce système soulève cependant une difficulté majeure.
Pourquoi les gens s’opposent-ils au bimétallisme ?
Quels sont les inconvénients du bimétallisme ?
Le problème est le suivant : sur le marché, les cours de l’or et de l’argent fluctuent librement en fonction de l’offre et de la demande. Or, au plan législatif, les États fixent le rapport officiel de la valeur des deux métaux. Il en résulte un décalage entre le rapport officiel entre l’or et l’argent (fixé par la loi à un niveau donné en fonction des zones monétaires) et le rapport marchand entre ces deux métaux.
Et en pratique, pour éviter qu’un métal ne supplante l’autre, l’État doit périodiquement imposer un nouveau rapport entre les métaux. En France, ce sont les édits.
La « loi de Gresham » : quand la mauvaise monnaie chasse la bonne
La limite de ce système est évidente : elle tient au fait que les États sont incapables d’aligner en permanence le rapport officiel des deux métaux monétaires sur celui du marché. Cet écart entre les deux rapports donne lieu à des arbitrages sur le marché : quand l’or vaut cher par rapport à l’argent que ne le dispose la loi, il devient la « bonne monnaie » et le métal jaune est thésaurisé (et inversement). C’est « loi de Gresham ».
Durant les deux premiers tiers du XIXe siècle, les cours respectifs de l’or et de l’argent sont restés suffisamment stables pour que les systèmes bimétalliques ne soient pas menacés. Puis la roue a tourné…
Qu’en pensaient les économistes de l’époque ?
John Locke et David Ricardo sont sans doute les partisans les plus fameux de l’unimétallisme-argent. Dans les rangs des partisans de l’unimétallisme-or, on peut compter sur lord Liverpool, ministre de George II. John Stuart Mill penche plutôt du côté de l’unimétallisme… mais son cœur balance entre l’or et l’argent.
Quels pays ont opté pour le bimétallisme ?
Le bimétallisme en France et aux États-Unis
Indépendant en 1776, les Etats-Unis tranchent la querelle… sans accepter de trancher, c’est-à-dire en optant pour un double-étalon monétaire. Le dollar, unité de compte, est défini en or et en argent, avec un rapport de 1 à 15 entre les deux métaux.
La France révolutionnaire procède au même choix lorsqu’elle doit définir sa monnaie, au sortir de l’Ancien Régime. Elle perpétue ainsi sa tradition bimétallique, la valeur de l’or et l’argent étant fixée dans un rapport de 14,5 à 1, porté à 15,5 en 1785, afin de s’aligner sur le marché.
Après plusieurs lois monétaires qui toutes font place aux deux métaux, la loi de germinal arrête en 1803 la charte finale du franc. La monnaie de la Première République est ainsi définie en argent (« Cinq grammes d’argent, au titre de 9 /10 de fin, constitue l’unité monétaire »), mais la loi édicte que les pièces seront faites des deux métaux, dont le rapport reste inchangé à 15,5.
« Ainsi, deux grandes nations, sur trois, ont opté pour le double étalon, avec une petite préférence pour l’argent, due au prestige de la piastre espagnole, ancêtre du dollar aux États-Unis, et de l’écu, monnaie courante des Français au temps de la livre tournois. Le XIXe siècle ne s’annonce pas comme devant être celui de l’étalon-or », écrit René Sédillot.
Comment l’étalon-or est-il né ?
Le bimétallisme anglais, et les pièces d’or et d’argent de Londres…
En Angleterre, la livre est définie par un poids d’argent. Comme dans la plupart des autres États, la monnaie courante (le shilling) est d’argent.
Et pourtant, à l’issue d’un processus qui prend racine en 1696 pour se terminer en 1821, c’est bien à Londres que naît l’étalon-or, brisant la tradition bimétallique.
En résumé, afin de stabiliser la valeur de sa monnaie face aux fluctuations entre l’or et l’argent, le Parlement vote le Gold Standard Act de 1816, véritable charte de l’étalon-or.
Comment s’est déroulée la transition entre le bimétallisme et l’étalon-or ?
Du côté anglais, l’abondance de métal jaune en provenance des mines d’Amériques facillite les choses.
En dehors de Londres, le reste du monde reste longtemps figé dans l’étalon-argent et le bimétallisme.
À l’époque, l’unimétallisme anglais fait figure de curiosité, tout en perpétuant un système duodécimal passé de mode. La monnaie à la page, c’est le franc, assis sur deux métaux et divisé en centimes, selon le système décimal. C’est lui qu’imitent les autres pays européens de la future Union monétaire latine (1865).
Pour conduire l’Europe continentale à abandonner le bimétallisme, il faut la découverte des mines du Nevada, lesquelles permettent de quintupler la production d’argent en quelques années. Le rapport des valeurs marchandes de l’or et de l’argent s’en trouve bouleversé. L’argent valant moins cher par rapport à l’or sur le marché (mais pas aux yeux des autorités publiques), le métal jaune devient la « bonne monnaie », et tend à disparaitre de la circulation. Sur le marché, le rapport entre les deux métaux explose à la hausse. En 1877, il faut 17 onces d’argent pour acheter une once d’or. Dans ces conditions, maintenir le bimétallisme, c’est accepter la fuite du métal jaune.
L‘argent est condamné.
L’or l’emporte.