L’intelligence artificielle semble être le nouvel Eldorado des investisseurs et de certains métiers. L’IA va nous remplacer pour de nombreuses tâches complexes et répétitives. Mais ne va-t-elle pas nous échapper ? Anne Alombert, philosophe et Gaël Giraud, économiste et prêtre jésuite, ont consacré plusieurs chapitres de leur dernier livre Le capital que je ne suis pas ! à cette intelligence artificielle qui semble vouloir diriger nos vies au service des intérêts de très grandes entreprises.
Le titre de votre livre Le capital que je ne suis pas ! semble vouloir dire que nous sommes un capital?
Anne Alombert : Nous considérons que les entreprises du numérique, les grandes plateformes, ont réussi à transformer nos vies d’un flux (le temps qui passe) en stock avec la gestion des données. C’est une appropriation qui est ensuite marchandisée pour générer du profit. Tout votre temps d’existence va devenir un capital, une ressource pour des entreprises privées.
Gaël Giraud : Pour compléter, il y a depuis des siècles l’idée qu’un humain peut être un capital et cela veut dire qu’il peut être transformé en esclave. Et selon nous, le capitalisme numérique reprend cette notion de capitalisation qui est en fait le secret du capitalisme. La nouveauté, c’est de transformer l’usager de services numériques en capital.
Vous affirmez aussi que pour que ça fonctionne, il faut que le comportement humain soit prévisible. C’est-à-dire ?
Gaël Giraud : Si on reprend une notion économique de base : le capital, c’est un stock dont on peut anticiper à l’avance le flux des revenus futurs qu’on est capable d’actualiser en euros d’aujourd’hui. Si nous devenons un stock de données, il faut que notre comportement devienne prévisible. C’est là que toute la politique des « recommandations de contenus », des incitations, des bulles d’opinions prend son origine. Pour que nous soyons prévisibles et donc être un vrai capital. Cette logique-là ressemble beaucoup à celle qu’on observe sur les marchés financiers avec des prophéties auto-réalisatrices.
Anne Alombert : Avec ces plateformes-là, ce n’est plus sa connaissance, son savoir qui importe mais finalement sa vie quotidienne. Et là ce qui est menacé, c’est le renouvellement des savoirs du quotidien mais aussi leur diversité. Ainsi l’algorithme va calculer sur la base de vos comportements passés les comportements les plus probables. On a une prise de vitesse sur les désirs singuliers de chaque individu. Le danger, c’est de se retrouver avec des comportements complètement standardisés.
On voit débarquer en force l’intelligence artificielle générative…
Gaël Giraud : Oui et justement prenons un exemple. Si ChatGPT (IA générative) avait existé à l’époque de Copernic et Galilée (XVIème siècle), jamais nous n’aurions connu une vision héliocentrique du système solaire. En effet, à l’époque, leur point de vue est considéré comme inacceptable, donc ChatGPT aurait éliminé totalement cette possibilité en laissant la Terre au centre de l’Univers.
Anne Alombert : L’enjeu est d’arriver à dissocier le calcul de l’analyse. On a besoin de puissance de calcul pour pouvoir interpréter et créer quelque chose de nouveau. Mais le risque, c’est que le calcul prenne de vitesse le temps de l’analyse, de la critique. L’enjeu n’est pas de condamner les technologies numériques mais de bien identifier la part de calcul et la part de l’interprétation.
L’intelligence artificielle : une expression inadaptée ?
Anne Alombert : C’est effectivement une expression totalement trompeuse qui vise à nous leurrer. Tant que nous donnerons des capacités humaines à des calculs, des logiciels ou des programmes numériques, nous nous empêchons de questionner ce qu’ils font aux humains. Ces discours-là ont pour objectif de nous masquer les véritables enjeux de ces développements technologiques et industriels contemporains, la capitalisation des humains.
Pour en savoir plus :
Le Capital que je ne suis pas !
L’interview complète d’Anne Alombert et Gaël Giraud.