Nous venons de dépasser le chiffre des 8 milliards d’humains sur la planète. Et on ne peut que constater que les nouveaux arrivants ont le même besoin primaire que ceux qui sont déjà là : se nourrir. Résultat, l’alimentation est un élément géostratégique très important. En 2008, la crise des subprimes aux États-Unis et dans l’ensemble de la finance a estompé la réalité des émeutes de la faim survenues en Afrique, à Haïti, en Asie et dans certains pays d’Amérique du Sud. Dans le cadre de la Rencontre Annuelle AuCOFFRE 2022, diffusée sur la chaine Youtube AuCOFFRE.com du 28 novembre au 3 décembre prochain et dont le thème est « Les guerres de demain », Sébastien Abis, directeur général du Club DEMETER*, chercheur associé à l’IRIS (Institut de relations internationales et stratégiques) et enseignant à l’Université de Lille, évoque l’alimentation comme le coeur des enjeux stratégiques de demain. Morceaux choisis.
Avec le conflit en Ukraine, on a redécouvert l’expression : Ukraine, grenier à blé de l’Europe. Qu’est-ce que cela représente ?
Sébastien Abis : « Nous avons une planète productive agricole extrêmement segmentée, hyper polarisée. Certains produits ne sont récoltés que dans quelques pays et le blé est un produit emblématique de la sécurité alimentaire mondiale. Les céréales, il faut s’en souvenir, représentent une calorie sur deux consommée sur Terre. L’Ukraine fait partie de ce club privilégié d’une dizaine de pays dans le monde qui produisent beaucoup de blé et qui exportent. Si bien que, lorsque le conflit éclate en février 2022, une « superpuissance agricole » ne peut plus mettre sur le marché sa production de blé sur les marchés mondiaux. Et cela accentue l’insécurité alimentaire dans de nombreux pays. »
Les céréales n’ont jamais été aussi chères et pourtant, on a toujours l’impression que nos agriculteurs, comme beaucoup dans d’autres pays, ne gagnent pas leur vie. Qu’est-ce qui dysfonctionne dans l’écosystème agricole ?
S. A. : « Il faut d’abord comprendre que pour les productions agricoles, il existe des prix mondiaux. C’est aussi le cas pour d’autres matières premières comme le pétrole par exemple. Cela ne dépend pas de l’état des récoltes d’un pays. Et puis, dans le prix des céréales mais aussi de l’élevage, il y a les coûts de production qui entrent en compte. Lorsque l’énergie et les engrais sont beaucoup plus chers, les coûts de production augmentent. Avec un blé à 340 euros la tonne, aujourd’hui en France, on a un coût de 260/280 euros.
En revanche, selon les pays, on ne produit pas au même prix. En Ukraine, en Argentine et même en Australie, c’est moins cher. Il faut ajouter à cela les différences de qualité des céréales, les types d’espèces (blé tendre ou blé dur) qui n’ont pas les mêmes usages. On ne fait pas les mêmes types de pains selon blés dont on dispose. La concurrence est donc rude. »
Est-ce que vous pensez que les tensions alimentaires vont se multiplier dans les prochaines années ? Et à court terme avec l’installation de l’inflation ?
S. A. : « Si on considère l’ensemble de la planète, malheureusement la tension alimentaire est une réalité pour 30 % de ses habitants. Les chiffres de l’ONU sont terribles : entre 800 et 900 millions de personnes ont faim, c’est-à-dire qu’elles n’ont rien à manger. Et à peu près 2 milliards n’ont pas grand-chose. En clair, pour un tiers de l’humanité, l’insécurité alimentaire est un problème au quotidien.
Du côté des pays développés, de l’Europe notamment, cette inflation n’est-elle pas une correction des prix un peu normale ? Cela fait des décennies que les prix de l’alimentation baissent. Alors que bien manger, ingérer de la qualité, n’est-ce pas la meilleure assurance vie ? C’est le meilleur placement à long terme que vous ferez.
À celles et ceux qui disent : « demain circuits courts uniquement », il ne faut pas oublier qu’il y a 1,5 milliards d’agriculteurs sur la planète qui dépendent de la consommation mondiale. Il faut donc aussi maintenir les circuits longs pour de nombreuses productions : café, chocolat, agrumes, etc. Le lien de solidarité doit être maintenu pour éviter que des émeutes de la faim s’installent dans certains pays. Ce sont des lieux instables et on a remarqué qu’à chaque fois qu’il y a instabilité dans une région, la sécurité alimentaire se dégrade extrêmement vite. La paix et la confiance collective restent les premiers déterminants de la sécurité alimentaire. »
*Club DEMETER : cet écosystème regroupe 77 entreprises et structures professionnelles. Il est tourné vers les réflexions prospectives, les enjeux mondiaux et les dynamiques intersectorielles liées à l’agriculture, l’alimentation et le développement durable
