On a beau ne pas être d’accord avec le principe de création monétaire comme panacée universelle, il n’empêche que les banques centrales ont très probablement sauvé l’économie mondiale en injectant massivement de la monnaie sur les marchés après la crise de 2008. Pour autant, force est de constater que c’est cette même politique d’argent facile qui a entraîné à son tour un endettement massif des agents économiques privés, mais aussi des États, faisant dire à certains économistes que le remède s’est finalement révélé plus nocif que le mal qu’il devait traiter.
C’est en tout cas l’avis de Adair Turner, actuel président de la FSA (l’autorité britannique de régulation des services financiers) et ancien dirigeant de la confédération de l’industrie britannique, qui a récemment publié un livre intitulé Between Debt and the Devil (littéralement « Entre la dette et le Diable ») aux presses universitaires de Princeton.
La planche a billets n’a pas eu les effets escomptés
Pour lui, l’afflux massif de liquidités a surtout contribué à favoriser les placements immobiliers et spéculatifs, sans pour autant rien changer au niveau de la demande. Or, c’est bien la demande qui incite les entreprises à investir durablement, et donc à assurer une base saine à la croissance. Permettre l’endettement « facile » n’a pas boosté la demande, elle a au contraire poussé les agents économiques privés à augmenter leur patrimoine, à consolider leur sécurité économique future, bref à « épargner » davantage qu’à consommer au sens strict du terme.
Dans son dernier ouvrage, Adair Turner s’interroge donc sur la légitimité des banques centrales à créer de la monnaie, sachant qu’elles ne s’appuient que sur des considérations financières et non pas globalement économiques. Selon lui (et il est loin d’être le seul à le penser) il faudrait, sinon retirer aux banques le pouvoir de création monétaire, au moins imposer des règles qui leur interdiraient de prêter plus d’argent que ce qu’elles ont reçu en dépôt. En clair, on casserait tous les codes de la création monétaire actuellement en vigueur.
Les excès de la dette dans l’histoire
Et ses arguments ne sont pas tirés d’un chapeau car il énonce un certains nombre de problèmes qui se sont déjà présentés dans le passé et dont les conséquences n’ont jamais été très bonnes. Par exemple, on le mentionnait plus haut, la politique des banques centrales a surtout profité au financement d’investissements mobiliers et spéculatifs, alors qu’il faudrait s’efforcer de stimuler l’investissement des entreprises (l’immobilier représente désormais en France plus de 370% du PIB). Cette « financiarisation » de l’économie a fait que le secteur financier à progressé plus vite que tous les autres secteurs du marché, augmentant considérablement au passage le niveau d’endettement du secteur privé (50 % du revenu national en 1950, contre presque 200% aujourd’hui). Un schéma qu’on retrouve à différentes époques de l’histoire, durant les années qui précédèrent des bouleversements économiques majeurs : première Guerre Mondiale en Europe, krach boursier de 1929 aux États-Unis, crise financière de 2008, etc.
En fait, la formidable croissance du crédit née de l’afflux de liquidités sur les marchés n’ayant pas profité à l’investissement productif, elle n’a pas provoqué l’apparition de nouveaux revenus qui auraient pu permettre le remboursement des dettes. Une fuite en avant que Turner résume en disant : « On a l’impression que le crédit doit croître plus rapidement que le PIB pour assurer une croissance raisonnable de ce dernier, ce qui conduit inévitablement à la crise, au surendettement et à une récession post-crise« . Plus de dettes pour rembourser les dettes précédentes…
Des solutions difficiles à appliquer…
Parmi les remèdes qu’il suggère, Turner évoque une refonte des systèmes fiscaux visant à réduire les inégalités. De ce fait, les États auraient moins besoin de s’endetter pour tenter, justement, de rééquilibrer les injustices socio-économique vécues par leurs populations. Il propose notamment de renforcer l’imposition du capital afin de financer des politiques de redistribution mieux ordonnées. Bien que cette mesure semble tirée d’un programme politique socialiste, elle n’en est pas moins libérale puisqu’elle propose justement de redynamiser l’économie des entreprises pour permettre à l’appareil productif des États de dégager suffisamment de profits en vue d’une plus juste répartition des revenus entre les individus. En gros, libérer le marché des contraintes fiscales née du surendettement de l’État, lequel ne sait plus que taxer les revenus pour essayer de garder la tête hors de l’eau.
Il note d’ailleurs qu’au lieu de disperser des dizaines de milliards d’Euros à tous les vents au titre du Quantitative Easing, la BCE aurait été bien mieux inspirée d’appeler tous les pays de la zone Euro à réduire simultanément tous leurs impôts pendant 3 ans, en finançant cette réduction par l’émission d’obligations à long terme qui auraient ensuite été rachetées par la Banque Centrale Européenne. Quitte à créer puis à dépenser de l’argent, les effets auraient indéniablement été plus forts, plus équitables et moins risqués.
Des réformes indispensables pour éviter l’éclatement de la zone Euro
Enfin, Turner évoque la possibilité de redonner aux États la capacité de créer de la monnaie, conscient néanmoins des difficultés techniques et politiques d’un tel changement. Loin d’être une mesure anti-libérale, cette possibilité avait d’ailleurs été déjà proposée par Irving Fisher et Henry Simons, deux fervents partisans de l’économie de marché, qui considéraient toutefois qu’en termes de souveraineté et de cohérence économique, la création monétaire était trop importante pour être abandonnée aux banques.
Quoi qu’il en soit, Adair Turner prédit une « stagnation séculaire », voire une récession larvée, au sein de l’Union Européenne si les États, mais aussi les institutions européennes, n’acceptent pas un changement radical de politique monétaire. En particulier, il reste persuadé que le rôle de la banque centrale devrait être limité au financement d’un déficit budgétaire à l’échelle de la zone Euro. À défaut de consensus, il craint que l’issue ne puisse être qu’un éclatement de la zone Euro. Une issue d’ailleurs préférable, selon lui, à une stagnation durable.