L’or était rangé dans de grands compartiments d’environ trois mètres de large, trois mètres de haut et six mètres de profondeur. Les piles de briquettes d’or emplissaient les espaces jusqu’au plafond, chaque brique étant approximativement de la taille de trois grands bâtons de sucre d’orge. Elles pesaient une douzaine de kilos chacune et valaient, en ces temps-là, quatorze mille dollars. En 1940, cela faisait six ans que l’or valait officiellement trente-cinq dollars l’once. Avec cette valorisation il y avait entassés là 2 milliards de dollars, une somme suffisante à l’époque pour acheter la production totale de biens et de services des États-Unis pendant quatre jours. Elle tenait, néanmoins, dans un petit volume sécurisé, blotti cinq étages sous la circulation des rues de New York. Contempler plus de cent mille lingots d’or empilés jusqu’au plafond et brillant sous la lumière des ampoules électriques était une expérience à la fois glaçante et inoubliable.
Cet or n’appartenait pas aux États-Unis. Il appartenait à la France, à l’Angleterre, à la Suisse et à beaucoup d’autres pays. Depuis longtemps, ces pays conservaient une partie de leurs avoirs officiels en or à la banque de réserve fédérale de New York, à la fois dans un souci de sécurité et par commodité. Chaque barre ainsi consignée portait le poinçon de son propriétaire ou un quelconque autre signe d’identification. Ce procédé de marquage s’appelle en anglais « earmarking », une expression qui fait sans doute référence à la méthode utilisée autrefois pour indiquer l’appartenance des animaux de troupeaux. Ce marquage évitait à chaque nation les soucis et les dépenses liés au transport de l’or d’un pays à l’autre (surtout s’il fallait traverser un océan) quand, pour une raison ou pour une autre, l’or changeait de propriétaire. Si par exemple l’Angleterre devait payer de l’or à la France, un employé de la Réserve fédérale arrivait simplement avec un chariot devant le compartiment de l’Angleterre, chargeait les lingots, les transportait jusqu’au compartiment de la France, changeait les signes sur les lingots d’or et notait le changement dans un livre.
J’avais décroché un job dans le service de documentation de la banque de réserve fédérale de New York, au coeur du quartier financier. Un jour, pour me faire une faveur, mon chef m’emmena voir l’or qui était conservé dans les chambres fortes et aseptisées de la banque, cinq étages sous terre. Elles étaient creusées profondément dans la roche afin de décourager les cambrioleurs de construire un tunnel d’accès. On pénétrait dans l’espace sécurisé par de lourdes portes cylindriques en acier inoxydables, étanches à l’eau et à l’air, qui se dévérouillaient automatiquement à neuf heures du matin pour se verrouiller automatiquement à cinq heures du soir. Un panier à provisions était placé à l’intérieur, juste après l’entrée, avec des sandwiches frais, renouvelés quotidiennement, à l’intention des employés malchanceux qui se seraient retrouvés enfermés une fois les portes automatiquement verrouillées à la fin de la journée. Un peu plus loin, il y avait une balance pour peser l’or. Elle était si sensible qu’un petit pois la mettait en mouvement. Avec l’or, même la poussière compte.
Ces déplacements de quelques mètres, d’un compartiment à l’autre, correspondaient souvent à des bouleversements considérables dans la répartition des richesses entre pays, avec des répercussions profondes sur le niveau de vie des populations. Pourtant, les citoyens de chaque pays ne voyaient jamais l’or de leurs gouvernements. Si tout cet or, par exemple, avait été englouti dans l’Hudson et que l’on ait continué à tenir les livres de comptes de la même manière qu’auparavant, les conséquences économiques et financières pour chaque nation eussent été exactement les mêmes et tout aussi profondes que quand l’or était déplacé physiquement d’un compartiment à un autre.