Imaginons 2018. Les monde occidental est passé par des années de déflation puis un retour de flamme sous forme d’inflation massive à l’image de l’année 1923 en Allemagne.
En 2008, Jean vendait encore des yachts de luxe sur la Côte d’Azur. Depuis le crash financier et la crise économique qui s’en suivi, il élève quelques poulets dans une ferme en bordure d’un petit village Auvergnat. Il nous parle ici de sa dernière découverte dans un monde où de nouvelles règles se dessinent tous les jours. Il nous explique ainsi à quoi devrait ressembler une bonne monnaie.
J’arrive sur la place de mon village, déjà grouillante de monde, et je dépose à mes pieds les produits de ma ferme : des paires de poulets, ficelés par les pattes, et des paniers où des mottes de beurre, enveloppées dans des feuilles, reposent sur un fond d’oeufs frais et lisses. Je ne suis pas sans inquiétude, car les Euros, dont nous avions coutume de nous servir dans le pays, sont refusés par tout le monde depuis que l’Etat les a émis par tombereaux entiers. Les écrans de saisie pour les paiements par cartes bancaires ne sont plus assez larges pour afficher les sommes dues pour les achats de la vie courante. Nous sommes donc un pays sans monnaie. Comment les choses vont-elles se passer ?
» Je me suis installé près du marchand de poteries, car je convoite quelques bols polychromes, alignés sur un tréteau de bois. Un voisin nous rejoint, portant sur son épaule des châles et des foulards, parmi lesquels je compte bien en choisir un ou deux pour ma femme. La conversation s’engage. Nous nous apercevons que chacun de nous désire une partie de ce que les autres possèdent. Voilà qui va bien. Or il se trouve qu’au bout d’un instant de discussion, nous sommes si bien embrouillés dans les échanges beurre-poteries, poulets-châles, châles-poteries, châles-oeufs…, etc., que nous n’y comprenons plus rien. Je propose alors de prendre pour unité un oeuf. Tout s’éclaire : nous tombons d’accord sur l’estimation de mon beurre, de mes poulets, de leurs châles et de leurs bols en termes d’oeufs. Nous discutons encore, mais finalement les échanges se font.
» Mes oeufs n’ont pas été manipulés, mais ils ont servi de dénominateur commun, comme me l’explique un ancien trader de Londres devenu éleveur d’escargots; ils ont rempli une première fonction monétaire : celle de mesure de valeur. Ils sont devenus une monnaie de compte et je commence à les regarder avec quelque respect.
» Voici que passe un ostéopathe de ma connaissance : c’est un habile homme qui d’une chiquenaude a remis en place la semaine dernière mon épaule qui s’était déboîté. » Je ne suis pas un ingrat, lui dis-je, et tout service mérite récompense. Prenez donc de ma marchandise, à votre convenance. » Il me remercie, mais il hésite, car il possède déjà en abondance tout ce que je lui offre ; il accepte cependant. » Donnez-moi vos oeufs quand même, dit-il. Les oeufs, on trouve toujours à les échanger contre autre chose. » Mes oeufs ont ainsi acquis une qualité nouvelle, ils sont devenus monnaie-marchandise, ils remplissent une deuxième fonction monétaire, celle d’instrument d’échange. C’est bien de l’honneur pour eux.
» Une heure après, comme je quitte le café du Commerce, où j’ai dignement terminé la matinée, je rencontre l’ostéopathe. » J’ai gardé une douzaine de vos oeufs, me dit-il, je me servirai d’eux pour acheter des pâtes demain ; l’épicier est aujourd’hui complètement démuni. » Mes oeufs vont remplir une troisième fonction monétaire, celle de réservoir de valeur, d’instrument d’épargne. Ils sont une véritable monnaie.
» Ne convient-il pas, puisqu’il en est ainsi, d’estimer mes oeufs plus que je ne l’ai fait jusqu’ici ? Ce choix flatteur dont ils viennent d’être l’objet ne justifie-t-il pas de ma part une hausse de leur prix ? Ils ont acquis une valeur monétaire qui s’ajoute à leur valeur commerciale, et je m’en réjouis. Mais, deux jours plus tard, un voisin qui vient me voir répond sans le vouloir aux questions que je me suis posées : il m’apprend que l’ostéopathe, tout malin qu’il est, a buté contre une pierre, qu’il est tombé, que son panier s’est renversé et que les oeufs ont fait une omelette, à la grande joie des enfants qui l’observaient au bord de la route. J’en conclus que mon raisonnement est exact dans le cas d’une bonne monnaie, mais que les oeufs sont une mauvaise monnaie, et toute leur gloire s’évanouit à mes yeux… «
Je pense que dès demain je vais ressortir les vieux napoléons en or cachés derrière ma bibliothèque.
Article écrit par Louis Baudin et Jean-François Faure