Dans l’espoir de mettre un terme au conflit opposant les taxis aux VTC, le gouvernement a récemment évoqué la possibilité de racheter les licences des taxis qui le souhaiteraient. Une nouvelle concession à un ancien système de privilèges que la France ne sait décidément pas réformer et qui rappelle furieusement le pamphlet de Frédéric Bastiat au sujet des fabricants de chandelles…
Début avril 2016, pour répondre à l’inquiétude des taxis quant à la concurrence prétendument déloyale des VTC et autres chauffeurs Uber, le secrétaire d’État aux Transports, Alain Vidalies, proposait de racheter les Autorisations de stationnement des chauffeurs de taxi. En effet, ces derniers doivent nécessairement disposer de cette autorisation (appelée aussi ADS ou tout simplement « licence ») pour exercer leur profession réglementée et bénéficier de certains avantages comme celui de se garer sur les emplacements réservés devant les gares, les aéroports ou encore pour emprunter les couloirs de bus. Or, depuis quelques années, les taxis ont vu débouler une nouvelle population de chauffeurs venus empiéter sur leurs plate-bandes en exerçant finalement le même métier qu’eux mais sous un statut différent qui les exempte notamment de ces contraintes réglementaires. Autant dire une véritable déclaration de guerre que la corporation des taxis ne pouvait laisser passer. D’autant que, à l’origine gratuites, les fameuses ADS sont peu à peu devenues de véritables outils de spéculation financière entre les chauffeurs de taxis qui se les revendent à des prix pouvant atteindre des centaines de milliers d’euros.
Un conflit idéologique et politique impossible à trancher pour le gouvernement
La suite de l’histoire, on la connaît. Entre échauffourées et véritables batailles de rues, les confrontations entre VTC et taxis se sont multipliées au point de constituer un nouveau défi politique pour le gouvernement de Manuel Valls. D’un côté, on trouve une profession qui s’est peu à peu transformée en confrérie jalouse de ses privilèges, de moins en moins respectueuse de ses clients, et dont les pratiques se révèlent parfois quelque peu opaques. D’un autre côté, on a des gens souvent au chômage qui ont décidé de prendre leur avenir en main et de répondre à un besoin réel en matière de disponibilité des transports individuels urbains (quasiment absents dans certaines zones géographiques), dans le cadre d’un statut tout aussi légal que celui des taxis. Un statut certes plus flexible, plus accessible aussi et « administrativement allégé » pour une plus grande efficacité. Un statut surtout qui répond parfaitement aux souhaits du gouvernement (et plus particulièrement d’Emmanuel Macron en sa qualité de ministre de l’Économie) quant à l’allègement des contraintes d’accès aux professions jusqu’ici « verrouillées ».
Seule réponse évoquée pour apaiser les tensions : payer les taxis pour les dédommager des sommes investies entre eux dans le cadre d’un marché parallèle vieux d’un siècle, certes institutionnalisé aujourd’hui, mais à la légalité douteuse (basé, rappelons-les sur la revente d’autorisations administratives gratuites). En remboursant une charge non-publique, née des seuls usages de leur corporation depuis 1920, le gouvernement veut surtout acheter une sorte de paix sociale et permettre aux taxis de poursuivre leurs activités professionnelles sans aucune remise en question. Un conservatisme qui, décidément, rime mal avec socialisme, d’autant que le rachat des licences par l’État est formellement interdit par une loi de 1995.
Ainsi, le gouvernement se retrouve-t-il coincé entre le passé et l’avenir, obligé de trancher entre les privilèges des uns et les aspirations légitimes des autres, contraint de choisir entre une réforme impossible et de nouvelles interdictions inimaginables. En un mot : soutenir l’économie du XXIe siècle tout en faisant mine de respecter une idéologie du XIXe.
Taxis ou fabricants de chandelles : même combat… d’arrière-garde
Le XIXe siècle, justement, qui a vu l’émergence de la plupart des idées politiques qui sous-tendent encore aujourd’hui nos sociétés, était déjà le siège de conflits idéologiques face à une économie qui se projetait vers l’avenir, tandis que certains de ses agents les plus influents voulaient la faire rester dans le passé. Frédéric Bastiat, un brillant économiste de cette époque, injustement méconnu aujourd’hui, avait même traduit cette situation à travers un texte intitulé Pétition des fabricants de chandelles, publié en 1845.
Dans ce texte, sorte de fable éminemment politique mais dont le second degré ne pouvait qu’attirer sourires chez certains et grincements de dents chez d’autres, Bastiat dénonçait le protectionnisme farouche de certaines confréries professionnelles, pourtant censées ne plus exister depuis la Révolution, un demi-siècle plus tôt. Il prenait ainsi l’exemple fictif des « fabricants de chandelles, bougies, lampes, chandeliers, réverbères, mouchettes, éteignoirs, et des producteurs de suif, huile, résine, alcool, et généralement de tout ce qui concerne l’éclairage » déposant une pétition à la chambre des députés pour demander à être protégés par l’État de la « compétition ruineuse d’un rival étranger » bien plus performant qu’eux.
Le rival en question n’était autre que le soleil qui, déjà à l’époque, venait « ubériser » leur business en offrant à meilleur coût et dans des conditions bien plus universelles un service que les fabricants de chandelles considéraient comme leur prérogative exclusive. Et pour préserver leur monopole, ils exigeaient de l’État qu’il ordonne « la fermeture de toutes fenêtres, lucarnes, abat-jour, contre-vents, volets, rideaux, vasistas, œils-de-bœuf, stores, en un mot, de toutes ouvertures, trous, fentes et fissures par lesquelles la lumière du soleil a coutume de pénétrer dans les maisons, au préjudice des belles industries dont [ils se flattaient] d’avoir doté le pays, qui ne saurait sans ingratitude [les] abandonner aujourd’hui à une lutte si inégale. »
Difficile de ne pas voir dans le combat des taxis contre les VTC une sorte de réédition de cette « pétition » à la sauce 2015. Mais alors que l’absurdité de la demande des fabricants de chandelles ne pouvait évidemment pas, à l’époque, être suivie d’effet par un gouvernement responsable, on peut raisonnablement s’interroger sur la suite qui lui aurait été donnée aujourd’hui, 170 ans plus tard. Car, visiblement, les ministres de notre siècle n’ont pas le même sens des valeurs ou des priorités et on peut craindre que, face aux défis lancés par les économies à venir, leur meilleure réponse soit encore de continuer à favoriser les partisans de l’ordre ancien.