Un rapport de l’organisation Oxfam International rappelait que les comptes offshore détenus par les seuls particuliers représentaient plus de 7 600 milliards de dollars, soit quasiment autant que les PIB combinés de l’Allemagne, du Royaume-Uni et de la France. Les investissements privés dans les paradis fiscaux ont pratiquement quadruplé entre 2001 et 2014.
À ces chiffres, il faut ajouter une partie des bénéfices annuels des grandes entreprises internationales (mais aussi de certaines plus petites) et on sait par exemple qu’environ un quart des excédents réalisés par les sociétés américaines sont détournés vers les paradis fiscaux, soit 10 à 15 fois plus que dans les années 1980. D’après une analyse d’Oxfam menée sur 200 entreprises parmi les plus puissantes au monde participant au Forum économique mondial, 90% d’entre elles sont présentes dans au moins un paradis fiscal, pour un total investi supérieur à 20 000 milliards de dollars.
L’évasion fiscale décomplexée
Car avec l’essor technologique qu’a connu le secteur financier au cours de ces dernières années, les pratiques d’évasion fiscale ont été formidablement boostées, facilitant le montage d’opérations jusqu’ici complexes, les démocratisant en même temps que le nombre de millionnaires, voire de milliardaires, explosait lui aussi. Jadis réservé à une élite d’industriels et de grands décideurs fortunés, le réseau mondial de paradis fiscaux s’est ainsi considérablement structuré, organisé et même institutionnalisé pour devenir un modèle que les conseillers financiers et les banques elles-mêmes n’hésitent plus à utiliser ou à recommander à leurs plus gros clients.
De leur côté, de plus en plus d’économistes, de financiers, mais aussi d’intellectuels et d’analystes s’efforcent désormais de légitimer l’évasion fiscale, qu’ils appellent alors « optimisation ». Ils expliquent qu’il ne s’agit finalement que d’une simple méthode de gestion responsable visant à protéger le patrimoine des entreprises et des individus face à l’avidité des États dont l’incapacité à régler les problèmes socio-économiques les réduit à taxer toujours plus sans résultat. Mieux encore, en soustrayant ces milliards à l’avidité étatique, les « optimiseurs » préserveraient la rentabilité de leur activité et protégeraient l’emploi dans leurs entreprises.
L’ennui c’est que, sans faire de l’anti-capitalisme primaire, ce raisonnement ne tient pas car l’évasion fiscale fait justement partie des causes qui expliquent la nécessité d’augmenter les impôts, en les rendant d’ailleurs de plus en plus injustes pour les plus faibles.
Les impôts des plus pauvres compensent l’évasion fiscale des plus riches
En effet, le rapport de l’Oxfam rappelle que « seules les entreprises et les particuliers les plus fortunés (à savoir ceux qui devraient payer le plus d’impôts) ont les moyens de recourir à ces services et à ce maillage international pour éviter de payer ce qui est dû« . Non seulement cela pousse l’État à réduire la fiscalité des entreprises et des particuliers fortunés pour essayer de les garder sous sa juridiction, entraînant donc une perte nette en termes de recettes, mais cela l’oblige également à trouver des ressources ailleurs, notamment dans l’imposition indirecte. Plus précisément, tandis que les très grosses entreprises se voient offrir la possibilité de payer de moins en moins d’impôts pour rendre leur implantation aussi compétitive que possible, l’État compense ses pertes en augmentant la pression fiscale sur les personnes morales et physiques qui n’ont d’autre choix que de rester sur son territoire.
Et comme les impôts directs ne peuvent être augmentés indéfiniment sans risque pour la stabilité socio-économique du pays, on se rabat sur les impôts indirects comme par exemple la TVA, impôt des plus injustes puisqu’il affecte tout le monde sans distinction, y compris et surtout les plus pauvres. Une autre option consisterait à réduire les dépenses indispensables à la réduction des inégalités, qu’il s’agisse des services publics de santé ou de prévoyance, ou au contraire d’élargir l’assiette d’imposition à tous les ménages et toutes les entreprises, y compris les plus petites. Mais là encore, seuls ceux qui ne pourront pas s’y soustraire, c’est à dire les plus pauvres, devront supporter l’essentiel des prélèvements qui deviendront vite eux-mêmes insuffisants puisque basés sur des revenus de plus en plus faibles.
Le « modèle » africain…
Pour avoir une idée de ce phénomène poussé à son paroxysme, il suffit de se tourner vers l’Afrique ou près d’un tiers (30%) de la fortune des riches Africains, soit 500 milliards de dollars, est placé sur des comptes offshore dans des paradis fiscaux. Selon Oxfam, cela représente un manque à gagner fiscal de 14 milliards de dollars par an, soit une somme qui couvrirait à elle seule les soins de santé susceptibles de sauver la vie à 4 millions d’enfants et permettrait d’employer suffisamment d’enseignants pour pouvoir scolariser tous les enfants africains. Au passage, notons l’ironie de la situation qui veut que ces fortunes illégitimes ont le plus souvent été constituées avec des fonds venant des pays dits riches, dans le cadre de leurs politiques de solidarité internationale notamment. Politiques généreuses bien évidemment financées… par l’impôt.
Alors certes, l’Europe et l’Amérique ne sont pas l’Afrique, mais nos sociétés qui voient croître simultanément la pression fiscale et le taux de pauvreté sur leur territoire ont probablement des questions de fond à régler sur la répartition des richesses dont les carences sont de plus en plus comparables à ce qu’on retrouve justement dans la plupart des « républiques bananières »…