Dans le monde de l’or, dès qu’il est question de contrebande, il est une ville dont le nom vient immédiatement à la bouche des douaniers, négociants et fraudeurs, c’est celui de Beyrouth. Si l’on dit à un courtier de change de Hong-Kong qui est connu pour boursicoter sur l’or : « Supposez que je vienne vous trouver afin de vous faire part de mon désir d’acheter 200 kilos d’or et d’en prendre livraison au Japon, que feriez-vous en premier lieu? » La réponse est simple : » J’enverrais un câble ou une lettre par avion à une certaine boite postale à Beyrouth, disant que j’ai une affaire à discuter et demandant au destinataire de se mettre en rapport avec moi. » En fouillant dans les archives de la police japonaise, vous découvrirez des rapports sur des Libanais, tellement enthousiasmés par le Japon qu’ils le visitent « en touristes » trente fois par an. Ces touristes, cependant, semblent avoir peu profité du pays, exception faite des aérodromes de Tokyo et d’Osaka et d’une chambre d’hôtel. Ils retournent ensuite à l’aéroport pour repartir vers Beyrouth, sans même s’arrêter pour folâtrer avec une geisha. Puis à Beyrouth, si vous parlez d’un nouvel hôtel confortable, quelqu’un dit : « Oui, bien sûr, son propriétaire dirigeait le syndicat de la bande de l’or. Il s’est retiré et a acheté un hôtel. » La ville de Beyrouth, et ce n’est un mystère pour personne, est le point de départ des fraudeurs qui se rendent aux quatre coins du monde, chargés chacun de quarante kilos d’or dissimulés dans les poches d’un gilet de toile porté sous la chemise. La ville est mal remise du spectacle qu’offrirent un jour seize contrebandiers marchant avec lenteur et peine sous le poids de l’or qu’ils dissimulaient, et s’engouffrant à bord d’un jet de la Pan American en direction de Hong-kong. Ces hommes portaient à eux tous une demi-tonne d’or valant 500 000 dollars. Il a été calculé que les contrebandiers achetaient au moins pour 300 000 dollars de billets d’avion à Beyrouth. Le bruit a même couru que les Compagnies aériennes entre Beyrouth et l’Extrême-Orient ont mené une lutte serrée pour attirer vers leurs avions les syndicats de contrebande en leur offrant des prix spéciaux. Personne ne fait montre du moindre complexe de culpabilité. « Le bénéfice sur l’or est insignifiant si vous le vendez légalement, explique un négociant, et la contrebande de l’or, contrairement à celle de la drogue, ne fait de mal à personne. Mieux encore, il est bon pour un gouvernement d’avoir de l’or dans le pays, même si cet or entre illégalement. » Ce à quoi le directeur d’une banque libanaise ajoute : « Peu m’importe à qui je vends mon or, pourvu que je récupère des dollars en échange. »
Depuis 1946, la situation de Beyrouth sur le marché de l’or s’est fermement établie, grâce au gouvernement libanais qui permet l’importation et l’exportation de l’or ainsi que le change libre de la monnaie. Comme la Turquie, la Syrie, l’Irak et l’Égypte ne permettent pas l’importation privée de l’or et sont livrés au contrôle des changes, Beyrouth voit son importance grandir. Dans les années qui suivirent la guerre, le marché de Beyrouth fut largement contrôlé par les négociants privés qui achetaient leur or en Suisse depuis la fermeture du marché de Londres. Ces négociants, nantis de ressources hasardeuses et délivrés de l’influence stabilisatrice de Londres sur les prix, firent des bénéfices énormes entre 1946 et 1954. « Sur chaque vente, vous pouviez faire un bénéfice de 3o pour cent « , se remémorait tristement un banquier, » il y avait entre Koweït et ici juste une différence de 1 dollar par once. »
Une douzaine de négociants au moins étaient impliqués dans le marché et importaient ensemble 15 ou 20 tonnes d’or par mois. Une des firmes les plus solides du marché était la Bullion Exchange Trading Co, de Lausanne, qui ouvrit un bureau à Beyrouth en 1949, sous la direction d’un Français appelé Antoine Milhomme. Presque vingt ans plus tard, cette société contrôle environ un tiers du marché de Beyrouth. Depuis que le marché de Londres a établi un prix mondial plus ferme pour l’or et éliminé les marges bénéficiaires importantes, beaucoup de négociants se sont retirés des affaires de l’or vers le milieu des années I950. La Bullion Exchange Trading Co, la Banque de Crédit national S.A.L., et la Société bancaire du Liban S.A.L. ont repris ces affaires, mais ces banques en tirent peu de bénéfice. « Avec de la chance, nous faisons une livre libanaise (33 cents) par kilo (qui vaut 1129 dollars) », dit un banquier tristement, « et nous ne le faisons que pour nos habitués. Sans or, nous ne pourrions les avoir comme clients. Nous réalisons nos gains sur le change étranger et la gérance des portefeuilles. » Mais pour le négociant privé, une telle opération est impossible; aussi la plupart d’entre eux se sont-ils tournés vers des besognes plus lucratives d’import-export ou même l’exploitation de cargos. Non qu’ils se soient complètement écartés des affaires de l’or, mais il leur est nécessaire de diversifier leurs activités. En dépit de ce changement, Beyrouth importe toujours 85 tonnes d’or, valant presque 93 500 000 dollars; 6o tonnes supplémentaires passent par an en transit vers le golfe Persique. Le marché passe d’autres ordres à Londres, mais la livraison est dirigée vers la Belgique, la Hollande et d’autres villes européennes.
La plus grande partie de l’or de Beyrouth provient de Londres, et son envoi au Liban est assuré par la B.E.A. et la Middle East Airlines. Le prix de base du marché libanais est normalement de 12 cents plus élevé que celui de Londres – ceci à cause du coût du transport et de l’assurance entre les deux villes. Une participation importante au marché est assurée par la Société de Banque Suisse qui achète de l’or à Londres et le fait envoyer directement par air à Beyrouth. La Société de Banque Suisse et l’Union de Banque Suisse ont depuis de longues années, au Moyen-Orient, une situation forte. Un temps, l’Union de Banque Suisse détint la clé du marché, mais à la suite de luttes intestines, dans les années I96o, la Société de Banque Suisse reconquit la situation, et contrôle maintenant 3o pour cent des ventes du marché de Beyrouth et du commerce des contrebandiers de Dubai sur le golfe. Persique, car la Suisse a des stocks importants d’or qu’elle garde au Liban, en compte avec les banques locales. Cela permet de faire des soumissions plus avantageuses que les négociants, qui sont peu disposés à bloquer leurs capitaux dans des quantités importantes d’or à l’étranger.
Quatre-vingt-dix pour cent de l’or qui vient à Beyrouth arrive sous forme de lingots d’un kilo valant 1129 dollars chacun. Ils ressemblent à des tablettes de chocolat et se nichent dans les poches des gilets des contrebandiers. Ce sont les lingots anglais, et particulièrement ceux qui portent l’estampille de la raffinerie Johnson-Matthey, car ils font prime sur le marché. Les destinataires de l’or en contrebande, craignant qu’on essaie de leur passer un lingot avec un noyau de ciment (cela arriva une fois à Mexico), préfèrent s’en tenir aux lingots d’une raffinerie connue et qui a leur confiance. Deux raffineries françaises essayèrent de s’introduire dans le marché du Moyen-Orient et furent victimes de cette répugnance à accepter des lingots qui ne sont pas marqués du sceau de Johnson-Matthey. Finalement, la Compagnie des Métaux précieux s’imposa, mais au prix d’une longue lutte. Même les Russes, qui ouvrirent à Beyrouth une succursale de la banque Narodny de Moscou, dans l’intention de vendre leur or au Liban plutôt qu’à Londres, à Paris ou en Suisse, découvrirent que leur or était reçu avec méfiance et durent abandonner leurs projets sans avoir vendu un seul lingot.
C’est vers le milieu de 196o que l’une des spécialités du marché de Beyrouth, la fabrication des pièces d’or (ou imitation, comme les Libanais préfèrent l’appeler), atteignit son point culminant. A Beyrouth même, et à Alep, en Syrie, de petites raffineries fabriquent des souverains anglais, des Aigles doubles américains, des napoléons français, des pesos espagnols et des pièces turques. Seuls les experts peuvent différencier ces pièces des vraies. Les Syriens, qui sont spécialisés dans ce commerce, se vantent d’une fabrication plus soignée que celle des Italiens (grands fabricants de la monnaie des autres pays), et aussi bonne que celle de l’Hôtel de la Monnaie royale en Grande-Bretagne.
La demande des pièces d’or, spécialement des souverains, a toujours été forte au Moyen-Orient. Les cheiks arabes, soudain gorgés des royalties du pétrole, transformèrent leurs bénéfices en souverains d’or, jusqu’à ce que, devenant plus compliqués, ils apprennent à connaître les banques. Après tout, rien de fâcheux ne peut arriver à des trésors cachés sous un lit ou dans une cave, tandis que les billets sont rapidement détruits par la chaleur et l’humidité du golfe Persique. Les premiers versements effectués à l’Arabie Séoudite le furent en souverains d’or en provenance de Beyrouth. Quand le roi Séoud fut détrôné par son frère Fisal, en novembre 1964, il fut dit qu’il sauva deux millions de pièces d’or par le marché de Beyrouth.
Un commerce prospère est celui de la vente des pièces d’or aux pèlerins de La Mecque. La demande est si forte au moment du grand pèlerinage de printemps qu’une petite raffinerie s’est montée à Jeddah sur la mer Rouge; Beyrouth lui envoie jusqu’à 300 kilos d’or par semaine pour être transformés en souverains. Comme la plupart des pèlerins ne sont pas des numismates, ces souverains titrent souvent 21 carats d’or, alors que les pièces authentiques sont de 22 carats. Le marché des pièces au Moyen-Orient ne connaît pas de limites; en I967, la branche la plus active était celle des pesos d’or pour l’Amérique du Sud. Toutes ces pièces fabriquées se mélangent inextricablement avec les pièces de bon aloi. Seul un expert qui examine soigneusement toutes celles qui lui passent entre les mains peut les différencier. Celui qui aime seulement sentir quelques souverains ou dollars d’or sous son matelas ne saura jamais qu’il possède des pièces d’or fabriquées par la mauvaise forge. Cette fabrication n’entraîne pas les mêmes conséquences que la copie d’un vase grec ancien en or qui, une fois repéré, perd presque toute valeur. Une pièce d’or est une pièce d’or qui vaut uniquement le poids de l’or qu’elle contient.
La masse de ces pièces d’or passe probablement inaperçue, car quel est celui qui est disposé à admettre qu’il possède une pièce fausse. Seul un grand négociant international peut crier à la supercherie. Les négociants et les banques élèvent de temps en temps, officiellement, des protestations. La Banque de Grèce a intenté un procès au début de 1967 pour que le Liban arrête de déverser une avalanche de faux souverains sur la Grèce – un pays où l’on thésaurise des souverains -, mais il est difficile d’intenter une action efficace contre ce trafic lucratif de la fabrication des pièces autour de la Méditerranée; les bénéfices sont trop importants pour qu’on y renonce. Après tout, le fabricant achète l’or au prix normal du marché, le transforme en pièces – opération relativement bon marché quand la matrice est faite – et vend la pièce 20 pour cent plus chère que le prix de l’or qui entre dans sa fabrication. S’il se spécialise dans l’Aigle de la Liberté de 10 dollars, il fait un bénéfice de 5o pour cent.
La difficulté de déceler ces pièces fabriquées avec de l’or entré en fraude apparaît dans les statistiques libanaises. Officiellement, l’or importé à Beyrouth reste dans le pays. En fait, en I965, sur 28o millions de livres libanaises (93 millions de dollars) importés, il en reste une pincée représentant 2 500 000 livres libanaises (830 000 dollars). Beyrouth retient au plus 7 millions de dollars d’or par an, le reste se répandant le long des routes de la contrebande. Au début, Beyrouth approvisionnait l’Inde, cet éternel réceptacle de métal précieux, en envoyant du Liban au Koweït des lingots de 400 onces qui étaient transformés en petites barres de Io tolas pour satisfaire la demande indienne. Maintenant, la presque totalité de l’or va directement de Londres à Dubai dans les États de Trucial Oman, à l’extrémité sud du golfe Persique, en évitant Beyrouth. Plusieurs négociants et des banques de Beyrouth ont des participations dans les affaires d’or de Dubai. Également, une partie de l’or qui allait de Beyrouth vers l’Extrême-Orient est maintenant envoyé par air de Londres à Bangkok ou à Vientiane au Laos, où le gouvernement a adopté une politique libérale vis-à-vis de l’or. Sans doute pour raison de sécurité. Devenus méfiants, les agents des douanes ont tendance à examiner soigneusement les passagers qui descendent un peu trop lourdement l’escalier de l’avion en provenance de Beyrouth. Bien que l’or y soit devenu plus rare, tous les consortiums opérant à Beyrouth ne se sont pas retirés. Un vaste champ d’action leur reste ouvert avec le Japon, quoique ce pays, maintenant, ait une tendance à faire venir l’or de Bruxelles, Rome, Genève, ou Bangkok.
L’or qui passe actuellement par Beyrouth va essentiellement en Turquie, Syrie, Irak, Libye et Égypte, car tous ces pays interdisent l’importation libre de l’or. Mais leurs frontières sont longues, désertiques, difficiles à protéger, et ces pays ont besoin d’or, surtout pour la bijouterie. En Turquie, qui absorbe une tonne d’or par semaine, beaucoup de petits fermiers des zones rurales gardent leur avoir en or, comme cela s’est toujours pratiqué traditionnellement. La longue lutte entre les Égyptiens et les forces royalistes fournissent un autre débouché pour l’or libanais, car le papier-monnaie n’a guère de signification dans cette campagne menée en plein désert. Mais le plus grand stimulant pour les achats d’or au Moyen-Orient fut la guerre-éclair entre Israël et les Arabes en juin 1967. De riches Arabes et de riches Libanais commencèrent à acheter de l’or au cours des semaines qui précédèrent le conflit. Puis pendant les trois premiers jours de la guerre, ils se ruèrent sur l’or comme s’ils craignaient que la défaite n’amène la dévaluation de leur monnaie, assurant la primauté de l’or sur le papier-monnaie. Dans ce Moyen-Orient à la politique toujours bouillonnante, acheter de l’or devient une réaction aussi instinctive que de souscrire une police d’assurance en Angleterre ou aux États-Unis.
Le flot d’or qui déferle sur le Moyen-Orient varie de semaine en semaine, conditionné qu’il est par l’humeur des gouvernements locaux et des douanes. Si la Syrie raidit brusquement sa position et arrête quelques contrebandiers, les consortiums de l’or à Beyrouth tournent leur activité vers le Liban ou l’Égypte pendant quelques semaines, jusqu’à ce que la surveillance se relâche. Si les autorités frontalières de Turquie commencent à examiner de trop près les trains venant du Liban à travers la Syrie, des plans doivent être tirés pour envoyer l’or en Turquie par mer et vers les ports d’Iskenderun ou Mersin. L’instabilité du marché signifie que les négociants à Beyrouth doivent être en mesure d’approvisionner une demande d’or à toutes les heures du jour et de la nuit. On peut entendre dire qu’une route fermée pendant des mois est maintenant sûre, et que le train, ou l’avion, qui y mène part dans trois heures. Les négociants importants gardent au moins une demi-tonne d’or sous la main, plus deux gilets de contrebandiers fraîchement lavés dans l’armoire du bureau, pour équiper et envoyer un messager rapidement, dès qu’un ordre est passé. Il arrive fréquemment, quand une demande importante d’or est faite ou que les stocks de Beyrouth sont bas, que les négociants et les contrebandiers se donnent rendez-vous à l’aéroport. Aussitôt que le métal précieux est déchargé de l’avion de Londres et qu’il a passé la douane, les boîtes en fibre de bois sont ouvertes à l’arrière d’une voiture, à l’aéroport même, et les lingots d’or sont camouflés en vitesse dans les gilets; puis les contrebandiers prennent la route. Bien qu’aujourd’hui les gains de la contrebande paraissent minces comparés à ceux d’il y a dix ans, les habitudes sont difficiles à perdre, et les contrebandiers, à Beyrouth, continueront leur travail dans les années à venir. Un négociant avouait : « La contrebande, on a ça dans le sang. On ne peut dormir la nuit que si l’on a un porteur d’or qui se promène quelque part dans le monde. »
Extrait de « Le Monde de l’Or » par Tomithy GREEN – 1968